Publicité

Interview croisée généraliste / psychiatre

« Seuls 6% du budget de la santé sont dédiés à la santé mentale »

En juillet 2022, les modalités de prescription d’une psychothérapie ont changé, passant d’un modèle de délégation à un modèle de prescription. L’occasion de rappeler que les troubles mentaux concernent un nombre grandissant de personnes et qu’une prise en charge de qualité repose de plus en plus sur les collaborations interprofessionnelles.

Entretien avec la Dre Myriam Ingle, présidente de Médecins de famille Vaud (MF Vaud), et la Dre Alexandra Antonazzo, co-présidente du Groupement des psychiatres et psychothérapeutes vaudois (GPPV).

Quel constat faites-vous sur la santé mentale de la population vaudoise ? Et comment cela se traduit-il dans votre cabinet ?

Dre Myriam Ingle (MI) : Clairement, je réalise que je n’ai pas été assez formée sur la santé mentale liée au travail alors que les impacts d’une surcharge et d’un stress au travail sont en forte augmentation. Je le vois de plus en plus dans mon cabinet. Je reçois aussi beaucoup d’adolescent·es que je sens inquiètes ou inquiets par rapport à leur orientation et leur avenir professionnels. Et plus généralement par rapport aux questions identitaires. Depuis quelques années, on sent une fragilisation de la santé mentale dans toutes les classes d’âges et la crise du Covid a été un baril de poudre qui a fait exploser ces phénomènes. A noter que pour les médecins de premier recours, il n’est pas toujours facile de trouver les bonnes ressources et de savoir à qui adresser ces personnes en difficulté dans un système de santé qui n’a pas réussi à s’adapter à l’augmentation de ce type de demandes, que ce soit en institution ou en cabinet.

Dre Alexandra Antonazzo (AA) : Il faut noter que la santé mentale est un processus dynamique et complexe qui intègre autant des aspects individuels que socio-économiques, culturels et environnementaux. Elle résulte d’un bon équilibre entre les facteurs de stress et les ressources internes ou externes qu’un individu possède pour y faire face. On sait qu’une personne sur trois va développer un trouble psychique exigeant un suivi, ce que corrobore notamment l’Enquête suisse sur la santé de 2022 faisant état d’une augmentation de ce phénomène, même si 85% des gens estiment leur état de santé bon ou très bon. Cela concerne particulièrement les jeunes femmes entre 15 et 24 ans. Je constate aussi dans ma consultation une prépondérance des jeunes patientes dans les nouvelles demandes, particulièrement depuis la crise du Covid. Et il y a une augmentation globale des demandes tout au long de l’année.

En juillet 2022, nous sommes passés d’un modèle de délégation à un modèle de prescription. Qu’est-ce que cela a changé dans votre pratique ?

MI : Les médecins de premier recours ont été inondés de demandes de psychothérapie à charge de la LAMal et ce n’est pas évident pour nous de faire le tri entre le traitement utile et celui de « confort » que les personnes pouvaient jusqu’alors se permettre grâce à leur assurance complémentaire. Il a fallu aussi comprendre ce nouveau système pour l’expliquer ensuite à nos patient·es et faire le bon diagnostic, et ensuite les orienter vers le traitement le plus adéquat dans un climat encore relativement clivé entre la santé somatique et la santé mentale. Heureusement, les représentant·es vaudois·es de la santé générale et de la santé mentale se sont rapidement rencontré·es sur ces questions-là. Nous nous sommes aussi rendu·es compte que tous les généralistes n’avaient pas la même aisance et les mêmes ressources pour établir un diagnostic dans des cas complexes. Certain·es d’entre elles et eux peuvent obtenir un titre en psychosomatique qui leur ouvre un catalogue de compétences supplémentaires. Ce qui a changé, c’est aussi notre accès, en tant que médecins traitants, à des rapports médicaux avec un degré de détail que nous n’avions pas l’habitude de voir, ce qui pose la question de leur envoi aux assurances-maladie de base et possiblement aux médecins-conseils.

AA : Du côté des psychiatres, il n’y a pas de changement par rapport aux données que l’on transmet à l’assurance-maladie ou à l’AI et qui doivent contenir le minimum de détails nécessaires à une décision. Concernant cette nouvelle loi, elle a pour objectif principal de faciliter l’accès aux soins tout en garantissant la qualité de la prise en charge. Ainsi, une évaluation par un médecin spécialiste en psychiatrie et psychothérapie est demandée après les 30 séances prescrites par un médecin traitant. Dans ma pratique, cela représente un défi dans l’organisation de mon travail, étant seule en cabinet depuis 13 ans, avec une patientèle adulte, sans psychologue en délégation. Il faut savoir que le traitement des troubles psychiatriques est très chronophage sur une durée plus ou moins longue, avec des interventions en urgence qui peuvent complètement changer votre planning. J’ai choisi d’introduire une plage dédiée à ces évaluations dans mon emploi du temps. Cela implique un contact préalable – généralement par téléphone – avec le/la psychologue qui en fait la demande, puis la lecture de son rapport. Ensuite je rencontre le/la patient·e afin de procéder à un travail d’évaluation durant 1h à 1h30, qui s’achève avec un retour au/à la psychologue par téléphone, et la rédaction d’un rapport pour le médecin prescripteur initial, qui sera ensuite envoyé au médecin conseil de l’assurance du/de la patient·e. Ce dernier est censé répondre dans les 15 jours mais, dans les faits, ce délai est de plus en plus long, jusqu’à trois mois, ce qui implique de ne pas attendre la 30e séance pour demander une poursuite de la psychothérapie.

Comment jugez-vous cette nouvelle loi ?

MI : Le cadre donné par cette loi – qui remplace un modèle transitoire qui a duré plus de 40 ans ! – permet de mieux réfléchir aux objectifs du traitement, au diagnostic et de le réévaluer pour ne pas s’enliser dans une certaine facilité, tout en responsabilisant les personnes soignées. Il y a davantage de communication entre les soignant·es pour le bénéfice des patient·es. Mais cela implique une plus grande charge administrative. Elle pose aussi le problème des médecins praticiens exerçant comme médecins de famille et qui ne peuvent prescrire que 10 séances, ce qui péjore l’accessibilité à ce type de soins.

AA : Cette loi a l’avantage d’augmenter l’offre et de diminuer ainsi le délai de prise en charge pour les patient·es. Je rejoins la Dre Ingle en affirmant que cette collaboration interprofessionnelle est positive pour les patient·es mais aussi pour les soignant·es, même si cela bouscule nos habitudes car la coordination avec les multiples intervenant·es est relativement complexe. Dans mon cas personnel, j’ai vu ma pratique se diversifier avec la prise en charge de cas moins lourds. Et cela permet d’être plus attentif/ve à l’économicité des soins. Par contre, cela suppose plus de travail administratif, limitant ainsi le temps clinique dédié aux patient·es habituel·les.

Quels sont les défis spécifiques que rencontrent les médecins généralistes dans l’orientation et le suivi de patient·es nécessitant des soins (pédo-)psychiatriques avec ce nouveau modèle ?

MI : Cela varie beaucoup d’un médecin à l’autre, selon son aisance à poser un diagnostic pour des troubles psychiques. On remarque aussi une certaine méconnaissance de ce que font les psychiatres, leurs sous-spécialités et leurs techniques de travail. Cela concerne aussi la pratique des psychologues-psychothérapeutes. Même si le médecin peut proposer des noms, le/la patient·e garde le libre choix. Dans le cas de patient·es en âge scolaire, je les oriente d’abord vers un·e pédiatre.

Quels sont les impacts de ce nouveau modèle sur vos patient·es ?

MI : Depuis que ces soins sont couverts par la LAMal, les assuré·es qui ont une franchise haute se retrouvent à payer tout le suivi de leur poche. En 2023, 8000 patient·es n’ont plus eu accès à des soins de santé mentale, car leur assurance obligatoire refusait de rembourser les soins prodigués par des psychologues- psychothérapeutes en formation. Malgré leurs efforts, les professionnel·les n’ont pas réussi à prendre en soins toutes ces personnes. Les assurances ont fait marche arrière en 2024, ce qui a réglé la situation. Par ailleurs, certain·es patient·es ont découvert que leur médecin de famille n’était « qu’ » un médecin praticien ne pouvant pas leur prescrire 30 séances.

AA : J’ai été confrontée à cette situation. La psychologue m’a rapidement contactée et j’ai prolongé la prescription de 15 séances, après lesquelles j’ai procédé à une réévaluation. Mais de manière générale, les patient·es que j’ai pu évaluer étaient bien informé·es par leur psychologue de la nouvelle façon de procéder. Même si certain·es étaient inquiets ou inquiètes par rapport aux incertitudes de la procédure et des délais, la plupart étaient rassuré·es par le fait d’obtenir un point de situation et un diagnostic par un·e spécialiste et donc un deuxième avis.

Comment se passe la collaboration entre psychologues et psychiatres deux ans après la mise en place de ce nouveau modèle ?

AA : Pour ma part, la mise en route a été longue – une bonne année – mais actuellement j’ai un avis positif qui est partagé par une majorité de mes consœurs et confrères selon le sondage que nous avons mis en place au printemps 2024 dans le cadre du Groupement des psychiatres et psychothérapeutes vaudois (GPPV). On voit que près de 80% de nos collègues délivrent des prescriptions et font des évaluations. Au niveau vaudois, nous bénéficions d’une plateforme de coordination avec la représentation de tous les partenaires impliqués, y compris les psychologues. Chacun·e doit à présent définir sa place, ce qui prend un peu de temps.

Quelles stratégies proposez-vous pour améliorer la collaboration interprofessionnelle afin d’assurer une prise en charge optimale des patient·es ?

AA : La première étape est d’élargir son réseau interprofessionnel et de créer des synergies. Ensuite, il y a l’intervision qui permet d’aborder des cas cliniques et transférer la connaissance. La formation continue peut apporter des pistes. Une autre voie venant de la médecine interne générale, ce sont les cercles de qualité qui favorisent le travail interdisciplinaire et tiennent compte des spécificités du terrain pour améliorer la pratique.

MI : Chaque médecin généraliste doit revoir sa pratique vis-à-vis de la santé mentale et prendre le temps d’élargir son réseau interprofessionnel local. Mon impression personnelle est qu’il y avait une culture qui visait à séparer somatique et psychiatrique, évoluant à présent vers une meilleure intégration, grâce notamment à ce nouveau modèle. On pourrait imaginer un site internet mettant à disposition une liste des professionnel·les pouvant être contacté·es, laquelle reste toujours difficile à garder à jour. Il faut en tous les cas continuer à discuter entre les différentes parties prenantes pour étendre le réseau local et le cercle de qualité est une excellente idée.

Quels sont les changements que vous espérez voir dans les prochaines années concernant la prise en charge de la santé mentale en Suisse ?

AA : En Suisse, nous bénéficions d’une offre de soins psychiatriques qui garantit un traitement de qualité à un grand nombre de patient·es. Pourtant, seuls 6% du budget de la santé sont dédiés à la santé mentale et 2,7% à la prévention. Il y a de la marge pour augmenter ces ressources et valoriser la promotion et la prévention de la santé mentale, tout en réduisant la stigmatisation des troubles mentaux et en améliorant l’accessibilité des soins. Pour moi, le défi principal est la relève des médecins psychiatres et psychothérapeutes : selon les chiffres cantonaux 2022, 35% de l’effectif actuel est âgé de plus de 60 ans et 52% de plus de 55 ans, ce qui est nettement plus élevé que la moyenne nationale des médecins en cabinet. La SVM a lancé en 2023 sa première journée des spécialités et cette plateforme nous est très utile pour susciter des vocations en psychiatrie. Rappelons qu’en Suisse, nous avons 75% de médecins psychiatres étrangers contre 42% toutes spécialités confondues. Un autre défi consiste à mettre en adéquation la densité médicale avec la demande, ce qui nécessite une meilleure visibilité des besoins en santé mentale au niveau cantonal.
MI : Je rejoins complètement la Dre Antonazzo. Une grande partie de la santé mentale est prise en charge par les médecins de famille. La relève est donc un défi à toutes les étapes. Cela nécessite de prendre aussi en compte les médecins praticiens et de développer la formation continue pour les médecins internistes-généralistes afin de les rendre plus à l’aise avec les diagnostics et les prescriptions thérapeutiques.

Comment envisagez-vous l’évolution du rôle des psychologues et des psychiatres dans le système de santé suisse ?
AA : Ce qui crée la confusion, c’est que la partie psychothérapeutique est commune à deux professions différentes avec deux cursus de formation distincts. Chacun·e a pour moi un rôle bien défini et des compétences bien spécifiques. Nous sommes amené·es à collaborer pour améliorer la prise en charge de troubles mentaux. Dès qu’un problème lié à une maladie survient, la référence est médicale et c’est le/la psychiatre, ayant une formation médicale, qui va poser un diagnostic, prescrire un traitement et au besoin compléter la prise en charge avec une approche psychothérapeutique.
MI : Je suis plus nuancée par rapport au fait de savoir qui fait quoi. Pour moi, le/la psychologue-psychothérapeute est la personne qui va prodiguer le soin avec tous ses aspects anamnestiques, diagnostiques, pronostiques et de suivi. Mais s’il y a besoin d’un avis médical, cela revient au médecin généraliste et/ou au psychiatre.

Erratum : prescription et prolongation de psychothérapie

Une erreur s’est glissée dans notre dossier consacré à la santé mentale du DOC n°11 (encadré sur cette page et page 35 de la version papier). Il était indiqué que la prolongation des séances de psychothérapie avec un·e psychologue nécessitait une évaluation psychiatrique après 15 séances. Or, un médecin de premier recours ou un·e pédiatre peut prescrire deux séries de 15 séances de manière autonome. Au-delà, une évaluation par un·e spécialiste en psychiatrie et psychothérapie est effectivement requise. Cas à part: ce nombre est limité à 10 séances au total dans le cas d’une prescription réalisée par un médecin issu de toute autre spécialité ou un·e médecin praticien, et ce uniquement dans le cas d’un nouveau diagnostic, d’une intervention de crise ou d’une thérapie liée à une maladie grave. Les médecins détenteurs d’un diplôme en médecine psychosomatique et psychosociale (ASMPP), quant à eux, peuvent travailler sans avis externe.

En savoir plus sur la nouvelle réglementation (site de la Confédération)

Du modèle de délégation au modèle de prescription

Depuis le 1er juillet 2022, les psychologues-psychothérapeutes peuvent exercer leur activité de manière indépendante et à leur propre compte à la charge de l’assurance obligatoire des soins (AOS) sur la base d’une prescription médicale (modèle de prescription) d’un médecin de premier recours, d’un·e psychiatre ou d’un médecin au bénéfice d’un diplôme de formation approfondie interdisciplinaire en médecine psychosomatique et psychosociale (ASMPP). Auparavant, la thérapie devait être déléguée et supervisée par un·e psychiatre (modèle de délégation). Chaque patient·e peut bénéficier de 15 séances (10 lorsque prescrites par un médecin praticien) et prolonger de 15 séances sur la base d’une évaluation par un·e psychiatre remise à l’assureur (voir erratum ci-dessus).

Partagez votre opinion sur cet article !

0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Résumé de la politique de confidentialité

La SVM s’engage à protéger votre vie privée. Contactez-nous si vous avez des questions ou des problèmes concernant l’utilisation de vos données personnelles et nous serons heureux de vous aider.
En utilisant ce site et / ou nos services, vous acceptez le traitement de vos données personnelles tel que décrit dans cette politique de confidentialité.

En savoir plus