Cliniques sous tension: défendre leur rôle dans le système vaudois
Alors que la planification hospitalière vaudoise redéfinit l’attribution des mandats, les cliniques privées réaffirment leur rôle dans l’offre de soins de qualité et le désengorgement du secteur public. Dans cette interview croisée, Tulay Ulutas, directrice générale de la Clinique La Prairie, et Alain Flückiger, directeur général de la Clinique CIC, toutes deux situées à Montreux, livrent leur vision d’une meilleure complémentarité public-privé pour maintenir un haut niveau de prise en charge.
Propos recueillis par Aurélie Michielin
À l’heure où la planification hospitalière cantonale attribue désormais les mandats par prestations, comment cela impacte-t-il le fonctionnement de l’établissement que vous dirigez ?
Tulay Ulutas, directrice générale Clinique La Prairie : Notre demande d’intégration à la nouvelle planification a été refusée, ce qui réduit l’accès à des soins personnalisés et de haute qualité pour une partie significative de notre patientèle. Convaincu·es de notre rôle clé dans le paysage de soins du canton, nous avons déposé un recours auprès du Tribunal administratif fédéral et restons mobilisé·es pour défendre notre mission au service des patient·es.
Alain Flückiger, directeur général CIC : La dernière planification hospitalière nous a attribué tous les mandats pour lesquels nous sommes actifs, preuve de notre complémentarité avec les hôpitaux publics. Seul manque le mandat de chirurgie spinale, où nous avons pourtant des compétences reconnues. Cette planification nous pousse à améliorer nos prestations en continu, à garantir la qualité des soins et la sécurité des patient·es, tout en structurant la collaboration avec nos médecins accrédités pour répondre aux exigences cantonales. Mais attribuer les mandats par prestations fragmente l’offre de soins et pénalise les structures privées intégrées, pourtant agiles, performantes et capables de prises en charge complètes. Ce modèle favorise une logique d’appel d’offres au détriment de la complémentarité régionale et risque à terme de limiter l’accès équitable aux soins.
Tulay Ulutas, Directrice générale Clinique La Prairie (photo: Jean-Marie Michel)
La complémentarité entre assurance obligatoire des soins (AOS) et assurances privées est-elle suffisamment reconnue et valorisée dans la planification hospitalière vaudoise ?
TU: Cette complémentarité est insuffisamment reconnue et les cliniques privées ont été marginalisées dans la planification entrée en vigueur le 1er janvier 2024. Alors que le CHUV reste saturé, le potentiel des cliniques privées, dotées de compétences établies et délivrant des prestations bien moins coûteuses, n’est pas exploité. La centralisation choisie entraîne des coûts plus élevés et des prises en charge ralenties.
AF: Les cliniques privées absorbent une large part de patient·es AOS, avec des soins adaptés et des délais d’attente très courts, ce qui désengorge les hôpitaux publics. Pourtant, cette complémentarité reste peu reconnue. Il est essentiel que l’attribution des mandats valorise davantage notre contribution à la fluidité et à l’efficience du système de santé.
Les relations avec les hôpitaux publics ou reconnus d’intérêt public sont-elles marquées par une forme de complémentarité ou de concurrence ? Y a-t-il des synergies à développer davantage ?
AF: La concurrence, prévue par la LAMal, stimule l’innovation, améliore la qualité des soins et renforce l’efficience. Cela dit, nous croyons à une complémentarité public-privé, avec encore des synergies à développer : parcours de soins, formation pratique, gestion des pics d’activité. En combinant concurrence et partenariats, nous pourrions renforcer l’efficience et la cohérence du système de santé.
TU: Notre clinique est prête à collaborer sur des axes ciblés pour un système plus fluide, innovant et efficient. Malheureusement, lors de la dernière planification, des cliniques ont été exclues de la planification ou ont reçu très peu de mandats. La reconnaissance d’une telle complémentarité, pourtant bénéfique pour les patient·es et pour le système, n’a malheureusement pas été envisagée. Quant à la concurrence, pourtant inscrite dans la LAMal, elle est peu appliquée dans notre canton. D’une part, les cliniques privées sont largement exclues du processus d’attribution des mandats de prestation ; d’autre part, des subventions conséquentes sont allouées au CHUV – et, dans une moindre mesure, aux autres hôpitaux publics – alors que ces établissements devraient, en principe, fonctionner sur la base des tarifs en vigueur, comme tous les hôpitaux reconnus d’intérêt public.
Alain Flückiger, Directeur général Clinique CIC
Face aux changements tarifaires annoncés, quelles stratégies envisagez-vous pour garantir la viabilité financière de votre établissement tout en maintenant la qualité des soins ?
TU: Nous n’avons ni subvention publique ni privée, alors que les tarifs baissent et les coûts augmentent. Sans compromis sur la qualité, nous misons sur l’efficience, l’innovation et la différenciation pour garantir notre viabilité sans renoncer à l’excellence.
AF: Nous optimisons nos processus internes, misons sur la spécialisation et l’innovation pour maintenir la qualité malgré la pression économique. Notre priorité : maintenir l’excellence tout en assurant une gestion durable, sécuritaire et responsable.
Le modèle des médecins agréés est-il fragilisé dans ce contexte ?
TU: Nous continuons à travailler avec des médecins indépendants, un modèle que nous considérons comme le plus adapté à la réalité des cliniques privées. Plutôt qu’une précarisation, nous observons une évolution vers plus de flexibilité et de collaboration, conforme aux
attentes actuelles des praticien·nes et des patient·es.
AF: Avec près de 130 médecins accrédité·es, nous n’observons pas de précarisation mais une évolution: plus de contractualisation, de mutualisation des risques et d’intégration dans des structures plus pilotées. Nos médecins exercent une médecine libérale, il est primordial de maintenir cette saine concurrence entre médecins en redéfinissant un cadre stable et attractif pour valoriser leur engagement, tout en assurant une continuité optimale des soins.
La formation et l’innovation médicale sont-elles suffisamment valorisées dans le secteur privé ?
AF: Le secteur privé est moteur d’innovation, mais son rôle dans la formation reste sous-exploité. Nous ne formons pas de médecins, mais investissons activement dans la formation des infirmier·ères, technicien·nes en salle d’opération (TSO) et assistant·es en soins et santé communautaire (ASSC), et développons des projets comme la Réhabilitation Améliorée Après Chirurgie (RAAC ). Ce rôle pédagogique est essentiel pour la qualité des soins et valoriser le secteur privé comme acteur responsable du système de santé.
TU: La formation et l’innovation sont au cœur de notre engagement médical. Nous investissons dans la médecine préventive, la longévité et les technologies de diagnostic avancées, en collaboration avec un comité scientifique actif. Avec le CLP Longevity Fund, un fonds d’investissement lancé en 2025, nous transformons la recherche en solutions concrètes pour allonger l’espérance de vie en bonne santé.
Dans 10 ou 20 ans, comment imaginez-vous la place des cliniques privées dans le système hospitalier vaudois ?
TU: Beaucoup de cliniques ont fermé ces vingt dernières années, fragilisées par des charges croissantes et une diminution constante des revenus, ce qui va à l’encontre des principes de la LAMal. Pour préserver leur rôle actif dans le système hospitalier vaudois, il faut un cadre plus équilibré : accès équitable aux mandats, reconnaissance de leur complémentarité et collaboration active des assureurs comme partenaires pour garantir un service de qualité durable aux patient·es.
AF: Elles seront agiles, centrées sur la chirurgie, la réhabilitation rapide et les soins spécialisés. Pour y parvenir, les cliniques privées doivent être reconnues comme partenaires à part entière du dispositif de santé vaudois : attribution équitable des mandats, soutien financier à leur rôle formateur, notamment pour les médecins, et encouragement d’innovations centrées sur les patient·es.