Médecin, prêtre, rédacteur en chef, éthicien, penseur inclassable… Bertrand Kiefer a traversé les institutions comme on traverse les dogmes : avec un mélange de curiosité, ironie et une irréductible intranquillité. À l’heure où la médecine semble vaciller entre technocratisation et désenchantement, il continue de poser des questions que beaucoup préfèrent éviter. Rencontre avec un homme qui doute pour mieux résister.
Propos recueillis par Aurélie Michielin
Vous êtes (ou avez été) médecin, prêtre, éthicien, rédacteur en chef… Selon vous, laquelle de ces figures est aujourd’hui la mieux placée pour prendre soin de l’humain au sens le plus large ?
Il s’agit de figures très différentes, mais toutes liées à des activités culturelles : elles ne visent pas d’abord la production ou la performance, mais elles interrogent l’aventure humaine. À mes yeux, l’activité qui prend le mieux en soin l’humain, c’est la médecine. D’une part, elle s’intéresse aux vulnérabilités, à la souffrance et à la mort, en ne lâchant pas la question du sens. D’autre part, elle incarne une dynamique de science, de technologie et de réflexion tout à fait singulière à notre époque.
Vous avez vécu le Vatican, le système hospitalier suisse et les salles de rédaction. Où la vérité est-elle la plus difficile à faire entendre ? Et où les dogmes sont-ils les plus puissants ?
D’une certaine façon, la vérité — qu’il est difficile de définir — dérange partout. Au Vatican, en particulier, les dogmes sont bien installés. La vérité évangélique, parce qu’elle est subversive, y est chassée par tous les moyens. C’est le mensonge systémique, nié, qui m’a fait fuir, en lien par exemple avec ce qui se passe au niveau de la sexualité. À l’hôpital et dans le journalisme, on doit parler de vérité sans jamais prétendre la détenir, car elle demeure un processus dynamique et insaisissable. Pendant plus de 30 ans, vous avez dirigé une revue médicale de référence.
Comment choisissiez-vous les sujets à mettre en avant ?
Une partie des sujets s’imposaient d’eux-mêmes au fil de l’actualité, avec toujours la volonté de mettre en avant ce qui bouge en médecine, car le savoir et la vérité sont mouvants. En parallèle, il était important de se mettre à la place des médecins pour répondre au mieux à leurs besoins et leurs interrogations. Il s’agissait enfin d’aborder des sujets moins familiers, mais à fort impact, comme comme les changements climatiques, les ressources non renouvelables, l’organisation du système de santé, l’intelligence artificielle.
En 2010, vous écriviez Le cadavre de la médecine bouge encore. Quinze ans plus tard, le corps est-il froid ou y a-t-il encore la possibilité d’un sursaut vital ?
La situation ne s’est pas améliorée. Il est paradoxal de parler du cadavre de la médecine, tant cette discipline reste puissante et vivante. Mais la médecine comme force de civilisation est en danger de mort, c’est-à-dire la médecine fondée sur une éthique et une anthropologie et pas simplement sur un ensemble de techniques pilotées par des forces économiques. Si on considère qu’elle est un secteur économique comme un autre, la médecine devient un cadavre. Des procédures et transactions ne remplacent pas une éthique vivante.
Crédit : Raphaël Delessert
Pendant la crise du Covid-19, quelle était votre plus grande préoccupation en tant que médecin et éthicien ? Pensez-vous que la parole des expert·es médicaux·médicales a été suffisamment entendue ?
C’est difficile de faire un bilan de cette crise. Nous étions face à une vérité en cheminement concernant la transmission du virus, l’importance des masques et du lavage des mains, l’efficacité des vaccins…L’expert·e craint trop souvent d’alarmer la population. Or, il ou elle doit aussi être capable d’exprimer ses doutes. Même si la parole des expert·es a été plutôt bien entendue, force est de constater une perte de confiance de la population envers les scientifiques et, plus largement, envers le système établi.
L’obsession budgétaire dans les débats publics sur la santé laisse-t-elle encore de la place pour interroger le sens du soin ?
Nous nous trouvons dans une époque néo-libérale où tout doit fonctionner comme une entreprise, y compris la santé, la médecine et même l’individu. Les médecins, surtout les jeunes, ont de la peine à se reconnaître dans cette logique et se sentent de plus en plus isolé·es face à la vision managériale du système de soin. Ils et elles doivent continuer à témoigner de la souffrance humaine, de la maladie grave et de la mort en particulier, dans une société qui détourne le regard.
Dans une médecine toujours plus objectivante, où la donnée prime, comment remettre au centre l’expérience vécue du·de la patient·e?
En fait, il ne faut pas remettre l’expérience patient·e au centre, mais partout, à tous les noeuds du réseau : recherche, organisation du système, soins. D’un autre côté, il faut éviter une conception purement individualiste et consommatrice de la santé, qui est une tendance actuelle. Il est essentiel de préserver une approche solidaire, car nous dépendons les un·es des autres et de notre environnement.
Aujourd’hui, dans un monde qui valorise les certitudes, les médecins ont-ils·elles encore le droit d’être dans le doute, voire dans la révolte ?
Le ou la médecin rêve parfois d’être un·e notable, mais son métier n’est pas un métier comme les autres. Pour défendre ce qui lui est essentiel, la médecine est devenue une contre-culture et c’est un devoir pour le corps médical de s’opposer, de déranger, de se révolter. Les médecins doivent plaider pour les minorités qui souffrent, qui meurent, car c’est à la façon dont nous traitons nos malades — ou toute autre minorité — que l’on juge une civilisation.
Vous vous êtes un jour défini comme un “usurpateur en tout”. Ce regard décalé est-il une faiblesse, ou au contraire une façon de rester lucide dans un système de plus en plus verrouillé ?
Au fond, je suis quelqu’un de très banal qui a exploré divers horizons. Ce qui me frappe dans notre monde, c’est que ce qui est futile est pris au sérieux et ce qui est vraiment important ne compte pas. Dans ce contexte, je me sens comme un usurpateur conservant toujours, sinon la lucidité, du moins une certaine forme de dérision.
À quand remonte votre dernier check-up médical ?
Il y a trop longtemps
Votre remède anti-stress ?
Je suis un flemmard donc je suis peu stressé. Mais sinon la marche et la lecture
Une personnalité que vous rêvez d’interviewer ?
Le philosophe allemand Peter Sloterdijk
Le livre que tout·e médecin devrait lire ?
La traversée des catastrophes de Pierre Zaoui
Le pire ennemi du·de la médecin ?
L’arrogance et la prétention
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2 Commentaires
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Randin
12 jours
Kiefer toujours aussi brillant d’intelligence et de lucidité pour son regard sur la médecine menacée dans son essence
Merci au comité de lui donner la parole
À renouveler
C.Trehern
12 jours
UN regard de plus en plus actuel. Non, la pratique de la médecine ne devrait jamais ressembler à un exercice entrepreneurial, avec ses termes de rendements et de bénéfices. Cela fait trop longtemps que l’on culpabilise les médecins qui sont trop sérieux, attentifs, vertueux, ou plus simplement humains. Trop longtemps qu’on nous demande de ne pas avoir d’état d’âme alors que la sensibilité est essentielle à notre pratique. Le regard tourné vers l’autre ne doit jamais être résumé à un exercice comptable. ON ne traite pas des chiffres, ou des numéros de chambre.. Chaque individu a droit à sa dignité, au respect de ce qu’il vit et de sa souffrance, à son histoire, et ne doit pas être résumé à un diagnostic et un « il coûte trop cher » ou encore »quand est-ce qu’il sort? ». J’invite tous les jeunes médecins à garder leur humanité et à ne pas céder à des diktats qui les robotisent et leur enlèvent leurs idéaux. Ce métier est trop beau pour qu’on le réduise à un travail à la chaîne, minuté, et sans âme.
Kiefer toujours aussi brillant d’intelligence et de lucidité pour son regard sur la médecine menacée dans son essence
Merci au comité de lui donner la parole
À renouveler
UN regard de plus en plus actuel. Non, la pratique de la médecine ne devrait jamais ressembler à un exercice entrepreneurial, avec ses termes de rendements et de bénéfices. Cela fait trop longtemps que l’on culpabilise les médecins qui sont trop sérieux, attentifs, vertueux, ou plus simplement humains. Trop longtemps qu’on nous demande de ne pas avoir d’état d’âme alors que la sensibilité est essentielle à notre pratique. Le regard tourné vers l’autre ne doit jamais être résumé à un exercice comptable. ON ne traite pas des chiffres, ou des numéros de chambre.. Chaque individu a droit à sa dignité, au respect de ce qu’il vit et de sa souffrance, à son histoire, et ne doit pas être résumé à un diagnostic et un « il coûte trop cher » ou encore »quand est-ce qu’il sort? ». J’invite tous les jeunes médecins à garder leur humanité et à ne pas céder à des diktats qui les robotisent et leur enlèvent leurs idéaux. Ce métier est trop beau pour qu’on le réduise à un travail à la chaîne, minuté, et sans âme.