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Prof. Martin Vetterli

«L’IA est capable du meilleur comme du pire»

La science des données et l’intelligence artificielle (IA) sont au cœur des activités de formation et recherche de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) depuis de nombreuses années. Son président, le Prof. Martin Vetterli, en a d’ailleurs généralisé la formation à tout le corps estudiantin du campus lors de sa prise de fonction en 2017. S’il voit en l’IA des perspectives réjouissantes pour les grands défis du futur, notamment en médecine, il met aussi en garde contre les risques encourus et avertit de l’absolue nécessité d’en réguler l’usage.

© ftc communication

Quelle place tient l’EPFL dans la Health Valley lémanique ?

Elle est plurielle. Pour la recherche contre le cancer, nous sommes par – tie prenante du Swiss Cancer Centre Léman (SCCL) aux côtés du CHUV, de l’Université de Lausanne, des HUG et de l’Université de Genève. Le Genome Center y joue un rôle important avec l’analyse génétique des tumeurs pour l’oncologie de précision. Nous sommes aussi impliqués dans la recherche en oncologie fondamentale, appliquée et translationnelle au sein du bâtiment AGORA sur le site du CHUV. Par ailleurs, nous avons mis sur pied une infrastructure de recherche avec l’EPFZ, le Swiss Data Science Center, dont la mission est d’accélérer l’utilisation de la science des données, également dans le domaine de la santé et de la médecine. Dans ce cadre, nous collaborons avec les hôpitaux universitaires au sein du Swiss Personalized Health Network qui vise à regrouper des données cliniques et omiques essentielles au développement de la médecine de précision.

Comment envisagez-vous la relation entre recherche fondamentale et pratique médicale ?

L’impact des sciences de l’ingénieur, comme la diagnostique, l’imagerie ou la microfluidique, gagne en importance dans une pratique médicale intégrant de plus en plus de technologies. Mais j’aimerais insister pour dire que la technologie doit rester au service des médecins pour concevoir des solutions en termes de soins et de traitements. L’EPFL joue ici un rôle essentiel dans la socialisation de ces technologies qui devraient in fine profiter au plus grand nombre, ce qui n’est pas en contradiction avec la médecine de précision. Cela devrait finalement être le but ultime de la médecine, et plus généralement de la santé publique, de viser le meilleur niveau de santé possible pour l’ensemble de la population. Et pourtant la santé publique, et la prévention qui est son corollaire, sont malheureusement les parents pauvres du domaine de la santé, notamment en termes d’investissements.

En tant que président de l’EPFL, quel regard portez-vous sur l’intelligence artificielle ?

L’IA et la science des données représentent à mes yeux le cœur de nos activités sur le campus. L’IA, dont le concept remonte aux années 1950 (test de Turing) a permis ces dernières années des avancées majeures dans de nombreux domaines, comme DeepMind et son logiciel AlphaFold qui permet de prédire la structure des protéines à partir de leurs séquences en acides aminés. Lorsque j’ai pris mes fonctions de président en 2017, nous avons fait en sorte que tout le corps estudiantin suive une formation en «computational thinking», soit le potentiel de résoudre des problèmes avec des méthodes informatiques, numériques ou faisant appel à la science des données. Nous avons également agrandi significativement les équipes dédiées spécifiquement à ce domaine et permis qu’elles puissent rencontrer des personnes faisant de la recherche dans des branches totalement différentes. Cette dynamique translationnelle se concrétise notamment dans notre «Center for Intelligent Systems » créé en 2019, qui réunit « tool makers» et «tool users» et dont l’un des piliers est l’IA en médecine.

A votre avis, faut-il réguler l’utilisation de l’IA ?

Je compare parfois l’IA à la fission nucléaire qui a, à la fois, débouché sur l’arme nucléaire mais également sur une énergie essentielle à nos besoins et des avancées incroyables en médecine avec notamment l’imagerie et la radiothérapie. L’IA est capable du meilleur comme du pire. A nos sociétés de mettre un cadre à son utilisation afin que l’IA demeure un outil au service de l’humain ! Par exemple, pour la protection des données, l’Europe a réussi à mettre sur pied un règlement qui permet de protéger les droits fondamentaux sans brider l’innovation. Une sorte de voie du milieu entre le Far West des Etats-Unis où les grands prédateurs peuvent se développer et la régulation à l’extrême de la Chine où le gouvernant tient les données. L’Europe est en train de faire de même avec l’AI Act qui devrait entrer en vigueur cette année. Malheureusement, il faudra certainement attendre encore quelques années pour que cela soit effectif dans notre Suisse fédérale.

Quels sont les opportunités et les risques de l’IA en sciences et plus spécifiquement dans le domaine médical ?

Le plus grand risque est de sortir l’humain de la boucle. Finalement, on ne sait pas exactement comment marchent ces machines. Il est donc essentiel qu’un être humain puisse être derrière ces outils qui ne sont jamais fiables à 100%. Mais pour tout le travail répétitif, l’IA ouvre de larges perspectives et notamment en médecine avec l’analyse de grands volumes de données. Je pense plus spécifiquement à la médecine de précision (ou médecine personnalisée) qui permet de cibler les traitements selon la pathologie propre à la personne. Il faut donc prendre le meilleur des deux mondes : le tri et l’analyse effectués par la machine et l’intuition et l’éthique propres à l’être humain qui, ne l’oublions pas, influence aussi la récolte de ces données.

A votre avis, à quelles avancées majeures peut-on s’attendre d’ici 10 à 20 ans dans la pratique médicale grâce à l’IA ?

Je perçois un immense potentiel pour la science en général, notamment au vu des avancées des cinq dernières années. La science des données pourrait nous aider à affronter les défis futurs comme le changement climatique et, en médecine, la compréhension et la guérison de certains maux encore incurables. Le risque réside dans la concentration des pouvoirs au sein de grands groupes privés ou de gouvernements malveillants qui en feraient un mauvais usage ou en bloqueraient son utilisation au plus grand nombre. Il faut savoir que l’IA est pour le moment à la merci du secteur privé, d’où la lenteur à réguler le domaine. Or, à mes yeux, la recherche est un bien public et doit le rester.

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