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Antoine Hubert

“Les seuls hôpitaux romands qui s’en sortent sont hors des mains de l’Etat”

Patron de Swiss Medical Network, Antoine Hubert met sur pied le premier réseau de soins intégrés dans l’Arc jurassien, le Réseau de l’Arc SA. C’est une vraie révolution en Suisse puisque l’on passe d’un système qui rémunère le volume à un système où toutes les actrices et acteurs se regroupent afin de poursuivre un même objectif : maintenir les personnes en bonne santé. Entretien sans langue de bois.

A votre avis, qu’est-ce qui fonctionne bien et moins bien dans le système de santé suisse?

Chaque actrice ou acteur de notre système de santé est apte à bien fonctionner, mais le système lui-même dysfonctionne car il est vicié. Et le péché originel provient de cette relation triangulaire entre l’individu, les assurances et les fournisseurs de prestations. Lorsqu’on est jeune et en bonne santé, on adhère à une assurance de base parce que c’est obligatoire. A mi-parcours de vie, dès que les soucis de santé commencent à se faire sentir, l’individu commence à consommer, voire surconsommer puisque c’est son assurance qui paie, ce qui tend à le déresponsabiliser. Du côté des fournisseurs de prestations – établissements et professionnels de la santé, pharma – on a une structure tarifaire qui incite au volume car la rémunération se fait à l’acte (« fee for service »). Ajoutez-y encore la complexité du fédéralisme et le nombre croissant de réglementations qui se greffent sur d’anciennes au lieu de les remplacer, et vous obtenez un système complexe et peu intégré.

Justement, parlez-nous de ce premier système de soins intégrés en Suisse – le Réseau de l’Arc – que Swiss Medical Network a mis sur pied?

C’est une vraie révolution pour notre pays ! L’Arc jurassien est la première région de Suisse qui pourra disposer, dès le 1er janvier 2024, d’un système de soins basé sur un paradigme nouveau dont l’objectif consiste à maintenir les personnes en bonne santé plutôt que de les soigner, avec par conséquent un focus sur la médecine préventive. Ce modèle de « full capitation », également appelé financement par forfait, s’inspire notamment de l’approche de Kaiser Permanente sur la côte ouest des Etats-Unis ou Ribera Salud en Espagne qui ont fait leurs preuves. On ne parle plus de patient-es mais de membres que l’on doit s’efforcer de maintenir en bonne santé puisqu’on dispose d’un budget global à respecter. Dans le cadre du Réseau de l’Arc (ex-Hôpital du Jura Bernois SA), dont les trois actionnaires et initiateurs sont le Canton de Berne, l’assureur Visana et Swiss Medical Network, les membres bénéficient d’un nouveau modèle d’assurance de base alternatif, le plan de santé VIVA. Si vous n’êtes pas membre ou si vous optez pour une autre assurance ou un autre modèle, vous serez bien sûr toujours pris·e en charge, mais sans les avantages du programme de soins intégrés et coordonnés.

Avec Viva, dans le Réseau de l’Arc SA, les médecins ont une rémunération fixe avec une prime à la qualité. Cela signifie-t-il obligatoirement une baisse de leur revenu?

Au contraire, nous sommes dans un marché libre, donc si nous souhaitons faire venir des médecins de qualité dans le Jura, nous devons bien les payer. Ils sont généralement intéressés par ce nouveau modèle qui les incite à la qualité plutôt qu’à la quantité, les actes médicaux devenant des coûts pour l’organisation. Les critères de qualité des soins et de satisfaction des membres sont dès lors au centre de ce modèle, tout comme une certaine forme de décroissance, l’objectif étant d’atteindre un maximum de membres et non pas de multiplier les actes. Cela risque de ne pas plaire à tout le monde comme les grands centres à l’image du CHUV ou des HUG qui visent à couvrir tous les besoins. Mais à l’heure de l’ultra-connexion, l’ancien modèle de centralisation n’a plus lieu d’être car il est facile de travailler en réseau. Toutes les conditions sont réunies pour réformer notre système de santé, il manque juste la volonté.

Quel impact cela va-t-il avoir sur la pratique des médecins?

Comme ailleurs, le médecin garde sa liberté thérapeutique dans le cadre de la loi et des guides de pratique clinique. Le médecin généraliste – qu’on appelle ici navigateur/trice de soins – est au cœur de ce système et sera chargé de coordonner et planifier le parcours de santé de son/sa patient-e dès son entrée dans l’organisation. Grâce à ce suivi, on évite plus facilement les contre-indications, les doubles traitements ou les doubles diagnostics. Les bénéfices se mesurent ainsi à court et moyen termes mais également à long terme, notamment en coachant les membres pour les inciter à adopter une meilleure hygiène de vie à travers une activité physique et leur alimentation.

Il manque la volonté pour réformer notre système de santé.

Quelles sont les incidences sur les patient·es ou membres?

Comme dans tout modèle alternatif de l’assurance de base, cela implique certaines contraintes et notamment de suivre les indications de son médecin qui va coordonner son parcours de soin. Mais finalement, la liberté de choisir son médecin dans les modèles classiques reste le plus souvent théorique ; je pense notamment aux cas d’urgence ou lorsque c’est votre médecin généraliste qui vous dirige vers un spécialiste. Dans notre Réseau, n’oubliez pas que si la personne n’est pas satisfaite, elle peut changer de modèle chaque année ; ce n’est pas comme une assurance complémentaire dont vous êtes souvent prisonnier·ère. Ce modèle pousse aussi les organisations à améliorer la communication sur leurs chiffres, à mettre en avant leurs bons résultats en comparaison avec les autres. Aujourd’hui, il faut y aller au forceps si on veut obtenir des hôpitaux les taux d’infection, le nombre de complications, etc.

Le fait qu’une assurance soit d’une certaine manière partie prenante dans la prise en charge ne représente-t-il pas un danger?

L’assurance ne joue aucun rôle dans la prise en charge. Le fait d’être actionnaire dans une organisation ne donne pas le droit d’avoir des données sur cette organisation. L’assurance garde son rôle qui est défini dans la LAMal. En aucun cas elle ne peut influencer le suivi thérapeutique ou avoir un quelconque accès aux données médicales, car c’est contraire à la loi. Par rapport aux autres assureurs, c’est clair que cela crée une certaine concurrence, mais c’est le but d’être imité pour que les patient·es puissent aussi avoir le choix entre plusieurs organisations de soins. Et si ce type d’organisations se multiplie, cela devrait normalement aller vers une amélioration du système. D’ailleurs, nous avons d’autres projets du même type dans le pipeline.

Ce type de réseau ne risque-t-il pas de favoriser une médecine à deux vitesses? 

De toute manière, avec la même assurance de base, il y a déjà une médecine à plusieurs vitesses. Si vous êtes soigné dans l’hôpital A plutôt que B, par le médecin C plutôt que D, par le médecin assistant plutôt que par le patron… Cela dépend aussi du modèle d’assurance qui est choisi. Je ne vois pas de risque supplémentaire dans un modèle de facturation au forfait. Mais cela va mettre du temps à se mettre en place car cela implique un changement de mentalité. Je reste néanmoins persuadé que si on lance un produit qui correspond aux attentes de la population et qui fonctionne, l’adhésion suit et la concurrence s’adapte, comme aux Etats-Unis et dans d’autres pays où de nombreuses organisations ont créé leur propre plan de santé suivant le pas des Organisations de soins intégrés.

© SVM - Nicolas Blanc

TARDOC ou le financement uniforme représentent-ils des avancées sinon une nécessité pour mettre en place ce type de modèle?

Cela reste des emplâtres sur une jambe de bois. On pourrait très bien améliorer la tarification actuelle – en permettant par exemple aux DRG (forfaits par cas) de s’appliquer à l’ambulatoire à l’instar de ce qui se fait en France – au lieu de complexifier le système une nouvelle fois. Le risque concernant le financement uniforme, c’est que les cantons commencent à vouloir planifier l’ambulatoire du moment qu’ils doivent le payer et favoriser leurs hôpitaux qui ne fonctionnent pas. Le meilleur moyen serait plutôt d’enlever la part cantonale dans le financement des hôpitaux et que cela serve à faire baisser les primes des individus qui en ont le plus besoin.

Quelles autres pistes pourraient être explorées pour baisser les coûts de la santé en Suisse?

Il ne faut pas se leurrer, plus on va améliorer l’espérance de vie de l’être humain, plus on va augmenter les coûts de la santé. Dans le passé, on mourrait avant d’avoir un cancer. On tire sur les assureurs mais ils ne sont pas responsables de l’augmentation des primes. C’est plutôt notre système de santé qui pousse à augmenter le nombre de prestations et qui n’incite pas non plus à innover. Vous recevez le même remboursement pour un examen radiologique fait avec une machine de 20 ans qui a potentiellement des effets secondaires plutôt qu’avec une machine dernier cri. Au lieu de dire qu’il faut baisser les tarifs de radiologie, on ferait mieux de baisser la rémunération des établissements qui n’investissent pas.

Ressentez-vous déjà la pénurie de médecins dans vos établissements?

Oui, mais c’est parce que notre système est gourmand en médecins. Il y a de nombreux actes qui pourraient être pris en charge par le corps infirmier ou d’autres professionnel·les de la santé. Dans un système intégré, on délèguera un certain nombre de soins à d’autres personnes qualifiées. Dans le cas du Réseau de l’Arc, nous constatons que les médecins sont intéressés par ce nouveau modèle de soins qui leur permettra notamment de consacrer plus de temps de qualité à leurs patient·es

Votre point de vue sur l’ingérence grandissante de l’Etat dans le système de santé?

De manière générale et universelle, si on observe tous les domaines où l’Etat s’ingère, cela se passe plutôt mal…Regardez en Suisse : les deux secteurs qu’on a laissés à l’Etat – la santé et l’éducation – ont 50 ans de retard. Et le canton de Vaud a le pompon du dysfonctionnement. Même si on me payait une fortune pour prendre la direction du CHUV, je n’en voudrais pas car c’est une fonction qui est pieds et poings liés avec l’Etat. Dans d’autres cantons, comme celui de la Thurgovie, il n’y a pas de département de la santé et l’hôpital cantonal dépend du département des finances. L’hôpital est une société anonyme (thurmed AG) qui offre une couverture de soins reconnue et distribue même des dividendes au Canton chaque année. Il faudrait obliger les hôpitaux à se structurer en société anonyme. C’est ce qu’a fait le Canton de Berne il y a 30 ans avec succès. D’ailleurs, en Suisse romande, les seuls hôpitaux qui fonctionnent correctement sont hors des mains du canton comme le GHOL, l’EHC et l’eHnv. Prenons un autre sujet, la planification hospitalière… on peut se demander quel est l’objectif de la réviser régulièrement en faisant des appels d’offres pour une activité qui n’a pas vraiment de concurrence puisque les tarifs sont fixés à l’avance. Les établissements de Swiss Medical Network dans le canton de Vaud ont été écarté de la planification alors que nos tarifs sont inférieurs à ceux de nos concurrents et la qualité, selon les critères de l’ANQ (Association Suisse de la Qualité), supérieure à la moyenne… Du protectionnisme pur.

Quel est votre avis sur le DEP, le dossier principal de cette édition de DOC et plus globalement sur la digitalisation de la santé en Suisse? Sommes-nous en retard?

Dans le contexte international, nous ne sommes pas en retard car le monde de la santé reste très peu digitalisé. Le DEP en Suisse est une bonne chose, dans le sens où tout·e patient·e doit pouvoir disposer de ses données médicales comme il le souhaite et tout prestataire de soins devrait avoir l’obligation de les lui fournir.  Mais actuellement, le DEP tel que voulu par la Confédération n’est rien de plus qu’un Dropbox car les données ne sont pas structurées. Il suffirait d’ajouter un paragraphe dans la LAMal qui obligerait tous les prestataires à fournir ces données dans des formats standardisés pour qu’elles puissent avoir une quelconque utilité. Personnellement, je n’ai pas envie d’un dossier électronique géré par l’Etat dont l’accès est aussi compliqué. C’est à moi ensuite de décider du niveau de sécurité que je souhaite pour mes données et où je souhaite les stocker.

Chiffres comparatifs

Kaiser Permanente

  • 12,7 millions de membres
  • 24’000 médecins
  • 39 hôpitaux
  • 150’000 hospitalisations par an

Suisse

  • 8,7 millions d’individus
  • 40’000 médecins
  • 276 hôpitaux
  • 1.5 million d’hospitalisations par an

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2 Commentaires
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LES SEULS HÔPITAUX ROMANDS QUI S’EN SORTENT SONT HORS DES MAINS DE L’ETAT”
Quel sont ces hôpitaux ( cliniques privées?) qui sont rentables et veillent a ne pas augmenter les coûts de la santé ?
Les hôpitaux comme le CHUV et surtout Unisanté ont beaucoup de contraintes : organiser une garde 24h /24h avec tous que cela implique et en plus ils forment d’excellents médecins à justement une médecine de qualité. D’ou viendront vos médecins qui seront mieux formés et d’accord de ne travailler que pour une assurance maladie ? qui assurent aussi une formation ? A part cela je suis d’accord qu’il faut changer notre système de santé et surtout faire la prévention , ce qui est un geste politique et social et non médical ! Mais cela semble trop contraignant pour le secteur économique.

Monsieur Hubert mentionne le GHOL, l’EHC et l’eHnv sur le Canton de Vaud. On peut ajouter l’hôpital de la Tour (Genève).
Tous font du 24/7/365.
A terme, ce modèle per capita sera amené à s’étendre et, donc, les médecins et les établissements ne dépendront en aucune manière des assurances.
Restera à régler la formation des médecins.