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Témoignage

D’oncologue expatrié à acteur d’un film césarisé

«Madame, aimeriez-vous aller avec moi dans les tranchées du cancer ?» C’est ainsi que j’aborde en 2016 la réalisatrice Emmanuelle Bercot, sensible aux sujets de santé, lors d’un festival new-yorkais. Oncologue-hématologue d’origine libanaise et de langue maternelle française, je dirige l’unité de chimiothérapie à l’hôpital Mount Sinai West de New York.

Le Dr Gabriel Sara (à gauche) joue son propre rôle aux côtés de l'acteur Benoît Magimel ©Frenetic Films

Oncologue-hématologue d’origine libanaise et de langue maternelle française, je dirige l’unité de chimiothérapie à l’hôpital Mount Sinai West de New York. Séduit par la finesse intellectuelle et émotionnelle de Mme Bercot, ainsi que sa compréhension de la tragédie humaine, je ressens un besoin magnétique d’aller lui parler au terme du débat ponctuant la projection. Nous échangeons nos coordonnées et correspondons ensuite régulièrement. L’année suivante, de retour à la Big Apple pour promouvoir une nouvelle œuvre, « La Fille de Brest », elle en profite pour m’accompagner cinq jours à l’hôpital.

Quelques mois plus tard, tout s’accélère. Emmanuelle Bercot m’apprend qu’elle a décidé de tourner un film sur la question du cancer, a déjà décroché le budget nécessaire et formé un trio d’acteurs composé de Catherine Deneuve, Benoît Magimel et Cécile de France. Excusez du peu ! L’histoire raconte comment un trentenaire condamné par un cancer du pancréas s’engage dans ce douloureux chemin avec sa mère dévastée, appuyés par un médecin et son infirmière dévoués. Pour perfectionner son scénario, elle revient alors se plonger durant six semaines en immersion totale dans mon quotidien hospitalier avec sa co-scénariste Marcia Romano.

Une fiction réelle

Je n’étais pas au bout de mes surprises. De retour en France, la réalisatrice m’annonce qu’elle a bien réfléchi et souhaite me confier le rôle du médecin dans son œuvre intitulée « De Son Vivant »[1], pour laquelle Benoît Magimel recevra le César du meilleur acteur en 2022. J’étais à la fois tétanisé et extrêmement enthousiasmé par l’idée. On m’embarque alors à Paris pour effectuer un casting qui s’avère suffisamment concluant, à mon plus grand soulagement.

En prévision du tournage, Emmanuelle revient à New York pour trois jours durant lesquels ensemble, nous relisons à haute voix l’intégralité du scénario et y apportons quelques révisions mineures visant à affiner certains aspects psychologiques et médicaux. Elle s’investit corps et âme pour que sa fiction traduise une réalité vécue par nos patientes et patients. Mon épouse me fait alors réaliser que le médecin que je dois incarner, Dr Eddé, n’est nul autre que moi-même. La réalisatrice a étudié mon personnage d’une façon remarquable. Chacun de ses mots, chacune de ses actions reflète pleinement mon état d’esprit.

Avant la réalisation du film, je comprends que pour vivre sincèrement l’émotion du moment lors du tournage, il est indispensable de connaître son texte parfaitement, au point qu’il soit imprimé dans son cerveau. Pour y arriver, je passe des heures à le mémoriser avec l’aide précieuse de mon épouse qui me corrige et récite les autres rôles pour moi. Mais quand le tournage commence, quelque chose sonne faux. C’est une situation très étrange car je n’arrive pas à être naturel dans mon jeu.

Emmanuelle et Cécile me font alors réaliser qu’il ne faut pas jouer le rôle de Gabriel Sara mais simplement être Gabriel Sara. Cela provoque un déclic dans mon cerveau et mon jeu d’acteur se transforme aussitôt. Avec les extraordinaires comédiennes et comédiens à mes côtés ainsi que la qualité naturelle des dialogues, je me sens dès lors dans mon véritable quotidien de médecin et cela contribue grandement à l’authenticité de mon rendu.

Pas de confiance sans transparence

Deux notions que j’estime fondamentales sont au cœur de cette œuvre : l’importance de la vérité de la part des médecins et la perception de perte de contrôle de sa vie quotidienne que la maladie impose aux malades. Du jour au lendemain, la personne atteinte d’un cancer avancé sent qu’elle doit renoncer à son autonomie et se résoudre à accepter son sort en suivant un traitement éprouvant, avec des tests fréquents et multiples. Elle se retrouve alors dépouillée de ce qu’elle a bâti, ses projets, ses rêves, sa dignité. Elle n’est plus aux commandes de son existence. D’où l’appel dans le film à « ranger le bureau de sa vie », incitant à laisser la maladie au fond d’une case mentale et à se focaliser sur ce qui reste contrôlable, ce qui amène du « positif » pour se mettre en paix avec soi-même et son entourage et parvenir à « mourir de son vivant ».

Un autre élément central qui peut être contrôlé, c’est l’information. En tant que médecin, si vos malades ont la conviction profonde que vous dites toujours l’entière vérité, leur confiance en vous s’accroît tous les jours et vous leur donnez la possibilité de s’armer psychologiquement pour faire face à leur condition en toute connaissance de cause. La transparence est la racine de la confiance ! Laquelle est un ingrédient essentiel pour construire une relation thérapeutique sur des bases saines. D’autant plus lorsque l’enjeu est la vie de la patiente ou du patient : les émotions, qu’elles soient positives ou négatives, sont alors décuplées.

Par crainte de trop accabler les malades, on pourrait être tenté de ne pas dévoiler d’emblée toute la vérité. Mais c’est les condamner à l’apprendre au compte-gouttes, enchaînant les mauvaises nouvelles à chaque rendez-vous jusqu’à les faire douter de votre honnêteté. En étant complètement franc dès le départ, tout en vous montrant empathique et à leur écoute, vous pouvez en revanche les aider à construire du positif à partir de là.

Musicothérapie et cercles de parole

Comme dans le film, j’incite les malades dans ma pratique à dédier le temps qu’il leur reste à ce qui est susceptible de leur procurer du bonheur, en écartant tout ce qui leur paraît négatif ou parfois toxique. Cette démarche est réellement libératrice. Pour les accompagner sur cette voie, nous offrons au quotidien un programme très élaboré de musicothérapie aux malades, internes ou externes à l’hôpital. Cela resserre les liens entre les gens et libère esprit et corps. Je suis intimement convaincu des bienfaits de cette approche.

La santé émotionnelle et mentale des soignantes et soignants est également vitale. Et le corps médical a trop longtemps été déifié. S’il doit se contenir par professionnalisme lors des consultations, il est pour autant loin d’être insensible aux souffrances de sa patientèle qui sont souvent perçues comme un échec. Pour surmonter ce sentiment, il s’agit avant tout de faire preuve d’humilité et de se fixer des objectifs réalistes. En l’occurrence, que la maladie soit curable ou non, créer le terreau favorable à une qualité de vie optimale de nos patientes et patients jusqu’à leur dernier souffle.

C’est pourquoi, dans l’œuvre comme dans la réalité, nous organisons chaque mois des cercles de parole pour créer un espace de confiance permettant à toute l’équipe soignante de se retrouver, partager conseils et expériences et se soulager des émotions enfouies. Car le seul moyen de les absorber, c’est de les accepter et de les vivre pleinement. Cette éducation émotionnelle devrait d’ailleurs être initiée dans toutes les écoles de médecine, et même dans les autres sphères de la société. Après avoir tant investi dans le capital économique, n’est-il pas temps pour notre espèce d’investir dans le capital humain ?

[1] Une projection privée du film a été proposée aux membres de la SVM le 9 décembre 2021.

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