Préambule:
Depuis des années, les psychologues tentent d’accéder au remboursement des prestations par la LaMal. Ils oeuvrent en tentant de faire croire qu’il n’y a pas de différence significative entre leurs prestations et celle des psychiatres-psychothérapeutes. D’autre part, quelques cas de collaborations problématiques autour de la délégation de psychothérapie sont montés en épingle dans les médias pour étayer leur revendication. Néanmoins, ces quelques cas témoignent d’une insatisfaction endémique liée au flou régnant autour des conditions de cette délégation.
En économie de la santé, lorsqu’un nouveau dispositif de financement est envisagé, lorsqu’il serait souhaitable qu’un nouveau médicament soit remboursé par l’assurance-maladie, ou lors de l’achat d’un nouvel équipement hospitalier lourd, par exemple, il y a toujours une analyse de la pertinence de cette nouveauté sous l’angle de l’économicité, de l’efficacité, de l’équité, du bénéfice social et du rapport coût – efficacité, parmi les critères les plus pertinents et les plus utilisés, afin d’évaluer si la nouveauté, répondant à ces critères, sera financée ou prise en charge par la LaMal. En vertu de cela, nous proposons l’analyse suivante:
Équité:
Rappel du principe d’équité en économie de la santé : il s’agit d’un des rôles de l’état, qui est d’assurer à tous un accès aux soins indépendamment du revenu. Le système de soins psychiques de notre pays est basé sur la psychiatrie. Actuellement, en Suisse et
à notre connaissance, tous les patients nécessitant des soins psychiques sont rapidement pris en charge, ceci grâce à un dispositif bien organisé et composé, entre autre, de psychiatres extrêmement compétents, au bénéfice d’une excellente formation. Pour rappel, seuls ces derniers sont habilités, formés et compétents pour évaluer l’urgence et y répondre de manière adéquate. Tout patient nécessitant une prise en charge moins aiguë de sa souffrance psychique trouve toujours et dans un délai très raisonnable un psychothérapeute (psychiatre ou psychologue en délégation après évaluation par le psychiatre) qui puisse l’aider, sauf dans des régions de “désert médical”, tel le
Pays d’en-Haut par exemple, où la situation est plus délicate pour y trouver un spécialiste. L’accès aux soins psychiques, qu’ils soient de l’ordre de la psychiatrie ou de la psychothérapie, est donc selon nous tout à fais suffisant, voire pléthorique en région urbaine; c’est d’ailleurs une des raisons, rappelons-le, de l’existence de la “clause du besoin” qui a pour objectif premier de limiter les installations des médecins et donc de baisser les coûts de la santé. D’autre part, il n’existe dans le pays et à notre connaissance aucune étude d’impact montrant de
manière objective un quelconque manque en psychothérapeutes. L’ordonnance de M. Berset, qui ouvre la porte au remboursement de milliers de psychologues par la LAMal va donc à l’encontre de la réalité de l’offre, plus que suffisante, en soins psychiques dans notre pays.
Efficacité :
Les psychiatres, rappelons-le, sont des médecins. Après l’obtention du diplôme de médecin (sept ans d’études universitaires), ils suivent au minimum six ans de formation postgraduée en médecine somatique et en psychiatrie et psychothérapie en milieu institutionnel (hôpital, centre de consultation) avec des gardes, des prises en charge d’urgence et de crise ainsi que des suivis de toutes sortes (psychothérapies, traitements psychiatriques psychothérapie intégré (TPPI) etc.). Cette longue formation est sanctionnée d’un examen et de la défense d’un mémoire de psychothérapie, et les exigences annuelles de formation continue sont importantes tout au long de la carrière du psychiatre.
Ainsi, les psychiatres sont au bénéfice d’une double formation: d’un côté médecin-psychiatre, capables d’évaluer de manière globale le patient dans toute sa subtilité et dans toute sa complexité, tant psychique, sociale, que somatique (“modèle bio-psycho-social”). D’autre part, le psychiatre est formé de façon très rigoureuse à la psychothérapie, qui est son autre domaine de compétence. Notre approche est donc très différente de l’approche des psychologues, et il est par conséquent évident que la psychothérapie réalisée par un psychiatre n’équivaut pas à celle d’un psychologue. En effet le psychiatre a les compétences pour l’indiquer de manière plus pertinente compte tenu des besoins du patient et des autres modalités thérapeutiques à sa disposition, et dont il connaît les indications (hospitalisation, arrêt de travail, médication, interventions par équipes mobiles, hôpital de jour, interventions sociales etc.). Sa réévaluation en cours de traitement est, pour les mêmes raisons, plus juste. Dans notre expérience, dans la plupart des situations le patient souffre à plusieurs niveaux, et un trouble psychiatrique (CIM ou DSM) justifie la prise en charge par un médecin (et par l’assurancemaladie). Les situations «simples» où seulement un domaine est touché (professionnel, ou privé, ou social, ou physique) relèvent le plus souvent du développement personnel. Quant à la proportion des psychothérapies dans une consultation, elle n’excède pas 30 à 40% des suivis. Il faut donc être attentif à la définition que les différents partenaires donnent à la notion de “psychothérapie “. Ici, il ne s’agit donc pas de psychothérapie au sens où les psychiatres la pratiquent, mais d’un détournement de la définition de cette prestation par les psychologues pour pouvoir facturer leurs prestations
directement à la LaMal.
Par conséquent, qui d’autre qu’un psychiatre est à même d’évaluer de la meilleure manière possible le besoin du patient et de prescrire, le cas échéant, une psychothérapie ? L’indication, la prescription et la réévaluation d’une psychothérapie ne peuvent raisonnablement être faites que par un spécialiste. Admettrait-on qu’un généraliste pose l’indication d’une chimiothérapie ?
En outre, l’argument que la psychothérapie permet d’éviter la prescription de médicaments n’est pas pertinent, la supériorité du traitement combiné psychothérapie + médicaments par rapport à la psychothérapie seule ou médicaments seuls a été démontrée. D’ailleurs, les assurances pertes de gains, privées, ne se gênent pas de nous le rappeler régulièrement lors d’arrêts de travail prolongés.
Avec la mise en oeuvre de cette ordonnance telle que formulée, l’efficacité du système pourrait au contraire être clairement réduite : par exemple de par la multiplicité des intervenants si le prescripteur déléguant n’est pas un psychiatre.
Concernant le niveau de la réponse à l’urgence ou de la conduite d’une intervention de crise, nous ne voyons pas de quelle manière elles seront améliorées car leur gestion est du ressort du psychiatre et ne se fait pas par la psychothérapie, ni par les psychologues qui ne sont pas formés pour cela.
En conclusion, les besoins de la population en soins psychiques étant largement couverts et assurés actuellement par des spécialistes bien formés, que ce soit pour des suivis psychiatriques ou de psychothérapies, le GPPV ne voit pas dans quelle mesure cette ordonnance améliorerait l’efficacité du système actuel.
Responsabilité :
Rappelons qu’actuellement, dans le modèle de la délégation, le psychologue s’appuie totalement sur le psychiatre, psychiatre qui d’ailleurs pose le diagnostic. La responsabilité de tout ce qui est réalisé par le psychologue (psychothérapie, évolution, suivi, rapports, etc.), est entièrement portée par le psychiatre. Le psychologue n’est en rien responsable en cas de soucis, d’évolution défavorable, de
suivi inadéquat, de plainte, de poursuite judiciaire etc.
Et qu’en sera-t-il des questions de responsabilité pour une psychothérapie prescrite par un nonpsychiatre, ainsi que pour les rapports aux assureurs ? Quel temps perdu, passé à double pour résoudre ces aspects ? Et quel contrôle de la formation des psychologues et de l’efficacité des psychothérapies qui leur seront prescrites ?
Économicité:
Le Conseiller Fédéral Berset l’a annoncé lui-même, le surcoût des conséquences de la mise en oeuvre de cette ordonnance sera de plus de 100 millions de francs pour la collectivité, ce qui en soit est déjà un aveu de non-économicité. Diverses instances, dont Santé Suisse (53% des assurés) et la Société Suisse de Psychiatrie et Psychothérapie (SSPP) évaluent déjà ce surcoût à 1 milliard de francs par année, au minimum. Dans la réalité, les revenus des psychiatres, les plus bas des professions médicales, ont diminué depuis début 2018 de 5% environ, afin de contribuer à faire baisser (ou stabiliser) les coûts de la santé. De plus, les psychiatres sont confrontés au contrôle de la limitation des installations en cabinet privé, ceci afin de réduire la facture sociale. Il est donc surprenant que M. Berset approuve le remboursement par l’ assurance maladie de base de plusieurs milliers de psychologues dans ce contexte où les médecins psychiatres sont fortement sollicités à faire des efforts, contrôlés et appelés à participer aux économies à travers des baisses de revenu importantes (imposées).
Dans un paragraphe précédent, nous avons rappelé la spécificité du psychiatre, à la fois médecin et psychothérapeute. De cette double compétence découle un autre argument d’économicité : la prescription de psychothérapies à des psychologues par tout médecin autre que les psychiatres entraînera immanquablement une multiplication des consultations, que ce soit pour des demandes de consilium avec le psychiatre-spécialiste, ou alors pour des arrêts de travail, pour une ré/évaluation de prescription d’un psychotrope qui, rappelons le, ne sont pas de la compétence d’un psychologue qui n’y est ni formé ni sensibilisé.
Le modèle de délégation actuellement en vigueur est donc économiquement pertinent. Pour les cas, peu fréquents, où un psychiatre se servirait de cette responsabilité pour en tirer un avantage personnel financier, une adaptation des conditions de cette délégation peut simplement être mise en œuvre.
Dans la perspective de la réforme proposée, qu’en est-il du contrôle du nombre de psychologues pris en charge par l’assurance maladie ? Sera-t-il limité et si oui selon quels critères ? Il y a déjà actuellement une pléthore de psychologues formés par les universités. Et assisterons-nous à une vague de psychologues venus d’Europe ?
Analyse coût -efficacité :
en vertu de ce qui précède, le coût du nouveau système de prescription sera clairement supérieur pour une efficacité probablement abaissée (ou alors, au mieux, pour une efficacité inchangée), ce qui mène à la conclusion que cette ordonnance n’est pas, dans sa forme proposée, pertinente et ne se justifie en aucune manière ;cette mesure déstabilise aussi les bases sur lesquelles la politique de santé mentale suisse estconstruite, au travers de spécialistes hautement compétents, avec pour risque des problèmes de relève.
Conclusions:
Si le GPPV salue le désir de M. Berset de réformer le système de la délégation en psychothérapie, il ne peut pas soutenir le projet d’ordonnance tel que formulé. Le système de prescription des psychothérapies par tout médecin quelle que soit sa spécialité n’est tout simplement pas acceptable et est totalement illogique et contre-productive.
D’autre part, en vertu de ce qui précède, le changement proposé ne montre aucun bénéfice social pour la population, les besoins en soins psychiques étant actuellement largement couverts, et ne montre aucune amélioration de l’efficacité du système existant. Par contre, il présente des risques (annoncés par M. Berset lui-même !) de surcoûts à charge de la LaMal, et donc à charge, in fine, des assurés que nous sommes tous, ainsi que des risques évidents de baisse de la qualité des prises en charges des patients.
D’autre part, le revenu des psychiatres, déjà corrigé à la baisse récemment, va, dans ce système de mise en concurrence, être à coup sûr victime d’un dumping dans la qualité des prestations.
Notre profession, notre savoir faire et notre expérience en psychiatrie et en psychothérapie, lentement et patiemment acquis, sont mis gravement en danger de la part de politiciens ou d’économistes qui semblent aveuglés par on ne sait quelle chimère, ou ignorants, ou mal informés, mettant en danger un système subtil qui a fait ses preuves, envié, et qui est d’ailleurs classé parmi les premiers systèmes de
santé de la planète et qui, surtout, et c’est le plus important, satisfait une majorité de la population (et des médecins).
Le risque du modèle de prescription tel que celui proposé par M. Berset pourrait bien mener à un clivage psychiatrie – psychothérapie à terme, ce qui est une grande perte en matière de savoir-faire et d’efficacité.
Il s’agit, avec cette ordonnance, d’une mise en concurrence avec un corps de métier dont les compétences ne sont pas comparables, et d’une dévalorisation majeure de notre métier, très spécifique et hautement spécialisé, que nous devons défendre.
Propositions constructives pour le futur :
Nous sommes favorables à un modèle « nuancé» :
1) la prescription de la psychothérapie est faite uniquement par les psychiatres-psychothérapeutes, et par aucun autre médecin;
2) amélioration des conditions de la délégation des psychothérapies par voie d’ordonnance, visant à encadrer le bénéfice financier du psychiatre-psychothérapeute pratiquant la délégation, et à ne pouvoir déléguer la psychothérapie qu’à des psychologues diplômés.
Risques pour le corps médical dans son entier : RESTONS UNIS !
L’ordonnance de M. Berset de rembourser les prestations des psychologues prescrites par n’importe quel médecin, de dévaloriser par là-même la profession de psychiatre et de ne pas tenir compte de nos spécificités n’est peut-être que le premier pas vers un démantèlement plus général de nos professions médicales et de notre système de santé.
A quand le diagnostic et le traitement du diabète par une infirmière ? A quand la gastroscopie par un technicien spécialisé ? A quand la césarienne par une sage-femme ? Le médecin sera alors relégué au rôle de prescripteur et interviendra au mieux dans les cas d’urgence…
Actuellement, seuls les psychiatres sont concernés dans cette ordonnance, mais nous avons grand intérêts, nous médecins, à rester unis. Cette entrée dans la LaMal de non-médecins menace toute la profession.
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Société vaudoise de médecine
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