La grippe espagnole ou le désarroi médico-social d’un conflit interminable

24.04.20 | Proposé par: Dr Philippe Vuillemin

Quand la pandémie se déclare au printemps 1918, venant d’Amérique par le biais des soldats venus faire la guerre en Europe, des milliers de soldats suisses sont sous les armes. La Suisse compte alors 3,8 millions d’habitants.

S’amorce un processus épidémique qui voit une première vague de juin à fin août 1918, puis une seconde, beaucoup plus redoutable, dès novembre 1918 pour courir tout au long de 1919 et s’éteindre en 1920 par la grâce de l’immunité acquise par la population. Elle touchera environ 2 millions de personnes avec 24’449 morts à la clé.

La population jeune touchée

La population suisse, déjà très peu fortunée en 1914, s’est encore appauvrie. Les appartements sont petits, souvent insalubres, peuplés de familles nombreuses qui mangent juste à leur faim. Les médecins sont peu nombreux ; les soins, coûteux. Les soldats, soumis aux intempéries, partagent des cantonnements souvent froids et humides, générateurs du « catarrhe suffocant » si bien décrit par Pringle en 1793. 15’600 soldats sont infectés entre le 15 et le 30 juillet 18, dont 6954, rien que le 17 juillet.

La grippe n’est pas une inconnue pour les médecins de 1918. A cette époque, le souvenir des grandes grippes de 1895 ou 1902 en particulier rend le diagnostic facile. Ils savent que c’est une maladie virale dont la manifestation la plus fréquente est une pneumonie : elle touche une population en grande majorité jeune, qui n’avait pas pu développer une protection immunologique suffisante lors de ces épisodes.

Maladie connue sans traitement efficace

Pas plus qu’aujourd’hui, le corps médical ne dispose de prime abord, de moyens thérapeutiques vraiment efficaces. Les vaccins, les antiviraux, les antibiotiques en cas de surinfection, n’existent pas, l’oxygène médical non plus. En attendant, on fonde ses espoirs  dans le quinquina. Les médecins décrivent des patients mourants d’une longue agonie, par étouffement, dans l’agitation et le désespoir, sédatés aux barbituriques ou à la morphine, quand c’est possible. Ils visitent à domicile, sans aucune protection sérieuse, avec souvent comme désinfectant le savon qu’on leur donne, le linge plus ou moins propre qu’on leur tend.

De nombreux confrères vont mourir : » La Patrie Suisse » de 1918 et 1919 égrène leurs noms, leur rend hommage, met en évidence leurs qualités morales et médicales, les remercie pour leur sacrifice tout en détaillant avec pudeur, l’atrocité de leur mort. Ils ont souvent moins de 40 ans. Des personnalités décèdent : l’évêque de Sion, le conseiller d’Etat vaudois Nicod, élu depuis peu, et des députés vaudois.

Traumatisme psychologique

Le 11 novembre, le Grand Conseil ajourne ses débats puis les reprend vite, budget oblige.

Comme aujourd’hui, on ferme églises, restaurants, estaminets et lieux de divertissement.

Mais on ne se confine pas d’office, ni à l’hôpital, ni ailleurs. La notion de distanciation n’est pas rapportée, le masque est très peu utilisé par les soignants, pas par la population. La population sera durablement et profondément marquée psychologiquement, la présence de nombreux veuves et orphelins de la grippe renforçant le deuil collectif. Les multiples états dépressifs ne seront jamais ni reconnus, ni soignés.

Lors d’une garde en 1990, l’auteur rencontra un vieil homme de 86 ans, habitant depuis toujours rue du Tunnel à Lausanne, qui se souvenait que « chaque demi-heure, jour après jour pendant des semaines, les corbillards défilaient sous ma fenêtre : on pleurait quotidiennement. Un jour, ce fut pour mon père ».

Dr Philippe Vuillemin, médecin généraliste

NB: cet article est également paru dans le Courrier du médecin vaudois (CMV) n° 2/2020

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