Un cabinet de groupe en quarantaine dans le Jorat

23.04.20 | Proposé par: Dr Jean-Michel Bigler

On n’a rien vu venir. Bien sûr nous étions au tout début et observions à distance les cas du nord de l’Italie, voire du Tessin. Les premiers symptômes sont insidieux, non spécifiques, et puis on sort de l’hiver, avec son cortège de rhume et pharyngite, avec en ce qui me concerne une petite toux sèche irritative assez habituelle.

Ce premier lundi de mars, j’avais choisi de ne pas travailler, des heures à rattraper me disais-je. Alors que j’effectue quelques travaux d’entretien, je m’étonne de me sentir littéralement «aplati». En fin d’après midi, je risque un téléphone à mon collègue qui alors m’append la nouvelle: «on est positif mon épouse (aussi médecin dans un autre cabinet) et moi». Je n’ai plus le choix et décide de passer aux urgences «Bugnon 21» où j’obtiens au bout d’une heure et demie mon test nasal qui sera lui aussi positif.

Vrais positifs, faux négatifs et fermeture provisoire du cabinet

On ne remet à partir de là évidemment plus les pieds au cabinet dans lequel une activité réduite assumée par les bien-portants d’entre nous est encore assurée avec cette-fois ci l’introduction stricte des premières mesures barrières. S’enchaînent alors les annonces du Conseil fédéral avec simultanément la notion de confinement en France, à laquelle on a encore de la peine à croire. Nos assistantes se testent et deux d’entre elles se révèlent positives. Une autre évidence va s’imposer, il faut tous s’arrêter. Curieusement, la troisième assistante (la quatrième est en congé maternité) qui par ailleurs est la plus symptomatique est négative, ce qui nous confronte possiblement aux «faux-négatifs», alors que toutes présentaient cette anosmie dont personne ne parlait à ce moment et qui semble être devenue un symptôme spécifique de ce nouveau syndrome COVID.

Un autre de nos collègues (nous sommes quatre médecins de famille et deux psychiatres) qui a résisté au-delà de nos premiers symptômes est également négatif. Mais tout le monde rentre chez soi et le cabinet sera fermé officiellement une dizaine de jours. Ce dernier collègue, rassuré par son test négatif, alors seul chez lui ne remarque pas qu’il devient progressivement très asthénique. Il téléphone au premier d’entre nous qui distingue à distance la dyspnée et qui va sur le champ le conduire aux urgences avec un verdict sans appel: saturation à 84% et CRP à 230 avec radiologiquement un infiltrat bilatéral (pourtant le plus costaud d’entre nous, et sans aucun problème de santé à 48 ans). Il va passer une semaine intubé au CHUV avec heureusement un dénouement favorable. Encore une fois on n’a rien vu venir.

Réorganisation de l’activité

On l’a donc tous attrapé, avec des symptômes plus ou moins marqués et avec quelques constatations étonnantes. Par exemple, mes proches qui ont choisi de se confiner avec moi à domicile n’ont pas été malades. Puis vient le temps des interrogations. Comment ce virus a-t-il contaminé notre cabinet? Probablement au travers de patients grippés vus les semaines précédentes (plus de 150 patients sont reçus chaque semaine). Et dire que nous continuions à serrer gaillardement les mains de nos patients, fin février, sans masque, puisque personne d’entre nous à ce moment n’était malade et qu’aucune directive n’avait encore été donnée dans ce sens. On s’est transmis le virus entre nous. D’autres malades l’ont-ils attrapé? Lorsque nous avons repris l’activité, nous avons alors appliqué toutes les mesures recommandées entre-temps en dédiant même un espace équipé avec entrée indépendante, finalement peu utilisé.

Avons-nous manqué de matériel? Non pas vraiment. Nous vivons à ce jour une activité fortement réduite centrée sur les urgences comme la plupart de nos collègues tout en restant disponible par téléphone, quitte à faire des visites à domicile si nécessaire, espérant également avoir gagné notre immunité après le passage du virus. Comme déjà dit par d’autres, nous constatons que certains n’osent plus consulter, comme cet homme de 71 ans l’autre jour, envoyé in extremis au CHUV avec un angor d’effort et qui en sortira avec un stent sur une sténose de l’IVA de 90%.

L’après-COVID

Toutefois, beaucoup d’incertitudes demeurent et nous plongent avec humilité dans un sentiment de spectateurs passablement démunis. Eut-il fallu plus rapidement des centres de dépistage dédiés répartis dans les quatre réseaux sanitaires? Eut-il fallu faire plus de dépistage? Pourquoi tant de morts dans certains endroits? Combien de temps de confinement encore? Comment vivre l’après COVID-19 en imaginant certains soignants surexposés et littéralement consumés, voire en «pièces détachées».

De nature optimiste et confiante, et m’appuyant sur mes ressources personnelles, je fais le pari que nous allons nous relever, mais le prix à payer sera fort. Plus que jamais, il faudra se retrousser les manches et se sentir solidaire dans l’épreuve. Il y aura des leçons à tirer pour le futur qui ne sera certes plus comme avant. Mais de grâce, ne cédons pas à la critique hâtive de ce qu’aurait dû faire l’autre. Franchement, personne ne pouvait prévoir l’ampleur de ce qui est arrivé. Je remercie personnellement la gestion de la crise par nos autorités. Nous serons certes douloureusement affaiblis mais aussi plus forts dans un monde profondément meurtri mais peut-être aussi meilleur.

Dr Jean-Michel Bigler, Centre médical du Jorat

NB: cet article est également paru dans le Courrier du médecin vaudois (CMV) n° 2/2020

1 commentaire

    Papaux Denise

    03.07.21
    BRAVO, pour votre article qui date de plus d`une année! Encore aujourd`hui, on ne sait pas où nous allons mais , l`expérience et les vaccins sont là pour limiter les dégats . . . Prochainement , je vais prendre contact avec votre cabinet. En attendant, je me permets de vous transmettre mes respectueuses salutations. Denise Papaux

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