Groupement des médecins hospitaliers

A la croisée des chemins

A la veille de remettre la présidence du groupement des médecins hospitaliers, ce rapport annuel me donne l’occasion de sortir du cadre des événements ponctuels, relatés années après années, pour tenter d’esquisser un regard plus large et offrir l’occasion de placer les conditions des hôpitaux publics régionaux du canton dans la perspective des évolutions de notre système de santé dont les médecins subissent, indirectement, les conséquences.

C’est donc délibérément que ce rapport déborde de limites temporelles insuffisantes pour illustrer le changement qui s’opère sous nos yeux, sans nous en rendre compte, des relations que les médecins entretiennent avec les organes dirigeants des hôpitaux mais aussi, et c’est sans doute plus fondamental, des valeurs qui sous-tendent l’exercice de la médecine.

Marchandisation de la santé

En vingt années, notre système aura subi une importante mutation. Le poids grandissant des assureurs privés et la collusion développée avec le monde politique, via des lobbyistes influents, auront circonscrit la pratique de la médecine dans les limites d’un grand marché dont les prestations tarifées sont les produits. Ce faisant, cette évolution aura contribué à ouvrir l’entier du secteur de la santé, dont certains pans étaient autrefois préservés, aux grands investisseurs privés. Pour l’ambulatoire d’abord, puis pour le stationnaire, l’accès à l’ensemble du marché va entraîner une privatisation larvée pour toutes les spécialités, exceptées celles réservées aux hôpitaux universitaires.

Depuis plusieurs années, les réformes de notre système de santé se sont orientées vers une plus grande mise en concurrence entre établissements privés et publics. L’étape du nouveau système de financement forfaitaire de l’activité hospitalière par pathologie, sans distinction des différentes charges qu’implique l’ensemble de la mission de service public, aura aggravé les difficultés des hôpitaux généralistes d’intérêt public. Dans ces conditions, comment relever le défi de conserver, voire développer les prestations stationnaires dont le financement offre encore une marge bénéficiaire, sans augmentation parallèle des subventions de l’Etat pour qu’ils soient à même de s’acquitter des prestations d’intérêt général de la formation clinique des jeunes médecins ?

Les hôpitaux régionaux en difficulté

Les hôpitaux régionaux, en particulier ceux de droit public, ont souffert plus que d’autres de cette situation, handicapés par une hypertrophie administrative répondant à des environnements assécurologique, juridique et normatif toujours plus contraignants et complexes, ainsi qu’à des interférences et autres contraintes de l’Etat dont les ambitions de développement se sont portées essentiellement sur l’hôpital universitaire.

Face à ces conditions difficiles qui auraient dû être contrebalancées, à l’interne, par une simplification du modèle organisationnel et par une dynamique plus partenariale et participative du corps médical, le choix s’est porté sur la mise en place d’un modèle industriel dans lequel le médecin devient le rouage fonctionnarisé d’une grande machinerie,  cadrée par l’implémentation d’une hiérarchie autoritaire et par une floraison de procédures internes auxquelles il est de bon ton de se conformer.

Deux courants s’opposent

Ce changement en profondeur ne s’est pas réalisé sans grincements de dents. Lorsqu’il n’a pas entraîné de départs anticipés, il a parfois rendu difficiles les relations entre une direction et un corps médical souvent divisés entre partisans d’une sauvegarde de l’indépendance médicale et d’un modèle salarial dépendant de l’activité, et d’autres plus enclins à choisir un salaire garanti, fixé égalitairement pour la fonction et soumis à la loi sur le travail. Cela revient à opter soit pour un contrat de mandat où le mandataire reste libre de choisir la manière dont il s’acquitte de sa mission, soit pour un contrat de travail dans lequel la réalisation des prestations est cadrée par des directives institutionnelles soumises aux liens hiérarchiques, dans un rapport de subordination face à l’employeur.

Cette lente révolution ne se réalise pas sans heurts. Elle contribue à la fragilisation progressive du secteur public et sa perte de rayonnement régional, principalement pour ceux qui, de par leur statut juridique, subissent l’influence directe de l’Etat. Quelle que soit l’interprétation que l’on peut faire de la situation, on ne peut que constater la généralisation des déséquilibres budgétaires et la similitude troublante, à quelques années près, du déclin, voire de la faillite du modèle public français, préfigurant une précarisation que les soignants et les médecins des hôpitaux régionaux vont subir et dont les patients sont en passe de faire les frais.

Discordances entre les propos et les actes

Dans une politique de santé qui s’éloigne de ses principes fondateurs d’équité, de qualité, d’accessibilité et d’économicité en confiant, tout d’abord, la gestion de primes d’une assurance dite sociale à des assureurs privés ; en déplorant l’augmentation des primes tout en jetant les bases d’un système néolibéral basé sur l’offre et la demande, générateur de surconsommation mais aussi de profits pour certains investisseurs privés, tout en prétendant préserver  sa vocation sociale ; en préconisant le regroupement et la concentration des sites publics tout en observant, en parallèle, l’explosion du nombre de structures ambulatoires et d’établissements privés, il y a de quoi s’interroger sur le décalage entre les buts annoncés et ceux réellement poursuivis.

Garder le cap, coûte que coûte

Face à un tableau qui n’annonce rien de bon, tel le radeau de la méduse, l’hôpital public peine à trouver les courants favorables. Il est à espérer que le nouveau costume de fournisseur de prestations que la confédération semble vouloir affubler aux médecins ne coïncide également avec une perte d’identité, et que les médecins que nous sommes ne perdrons pas notre boussole, celle guidant nos actions, valeurs et principes qui fondent l’exercice de la médecine. Dans le cas contraire, ce changement sémantique risque d’avoir de bien funestes issues pour le médecin sans doute, mais aussi et principalement pour les patients que nous avons le mandat de soigner, ainsi que de protéger d’une vision de la santé devenue bien trop mercantile.

 

Dr Philippe Saegesser
Président du Groupement des médecins hospitaliers (GMH)

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