Clause du besoin: l’éternel retour

02.11.22 | Proposé par: Pierre-André Repond

L’article sur la clause du besoin publié ci-après a été écrit il y a 20 ans exactement par Pierre-André Repond, secrétaire général de la Société vaudoise de médecine, dans le journal 24 Heures. Alors qu’il est à nouveau question de cette clause, à Genève en particulier, les constats et réflexions n’ont pas pris une ride. La situation s’est même aggravée pour les jeunes médecins formés en Suisse qui se voient frappés d’une sorte d’interdit professionnel. Il nous a semblé intéressant de montrer à quel point la politique de régulation des professions médicales s’est immobilisée, ou transformée en un «éternel retour» (selon le mythe décrit par Mircea Eliade), au prétexte continu de l’urgence, mais sans concertation avec les personnes concernées. Dr Bertrand Kiefer, rédacteur en chef de la Revue Médicale Suisse

Début juin, d’abord incrédules, les médecins assistants et chefs de clinique ont appris, par la bande, l’intention du Département fédéral de l’intérieur, de mettre en œuvre une nouvelle ordonnance qui revient à leur interdire, sauf exceptions, de s’installer en pratique privée.

Notre pays pourrait n’avoir plus qu’à gérer la rareté ou le rationnement

Tout ou presque a été dit des arguments qui ont conduit finalement toutes les personnes et instances qualifiées à rejeter la mesure, jugée inopérante, voire contre-productive. À preuve, elle s’est avérée pire que le mal qu’elle entendait combattre en provoquant une avalanche de demandes d’installations dans un contexte jusque-là serein.

Depuis un certain temps, à la faveur d’une dramatisation bien orchestrée, on sentait venir le moment où une nouvelle limite serait franchie. Ce fut la mise en œuvre des accords bilatéraux, il y a quelques jours, qui en fournit le prétexte. Plus que la mesure elle-même, ce sont les mécanismes et les justifications qui l’accompagnent qui ont choqué les observateurs avertis. Que n’a-t-on pas entendu?

Ainsi, des milliers de médecins étrangers allaient se ruer du jour au lendemain sur notre pays et générer chacun une nouvelle demande de soins, chiffrée en centaines de milliers de francs. En réalité, les accords bilatéraux prévoient des mécanismes de régulation assez efficaces. Quant aux médecins étrangers déjà en Suisse ils n’ont que très modestement fait usage jusqu’ici de la nouvelle faculté qui leur était donnée, et ce malgré le spectre de la clause du besoin. Paradoxalement, c’est la nouvelle perte d’attractivité des études de médecine ainsi provoquée, qui pourrait rendre indispensable l’immigration de médecins étrangers pour combler les rangs dans nos hôpitaux. Ceci, pour autant que les pays de l’UE, touchés par la pénurie médicale due à la politique que nous copions aujourd’hui, ne se donnent pas les moyens de les garder.

Ainsi, loin de tirer les enseignements de la désertion des professions paramédicales, notamment du manque d’infirmières, la Confédération programme les conditions de la pénurie médicale au moment où la croissance des besoins de santé est assurée. Après avoir bénéficié d’une des meilleures médecines, sans être en mesure d’en organiser le financement, notre pays pourrait n’avoir plus, à terme, qu’à gérer la rareté ou le rationnement. Cruel dilemme.

Après s’être rejetées mutuellement la responsabilité de cette mesure dont personne n’assume la paternité, nos autorités se résignent à promulguer une décision qu’elles jugent elles-mêmes «brutale, voire grossière», comme si on pouvait soudain appliquer intelligemment une mesure qui ne l’est pas. Pourtant les communiqués de l’OFAS continuent d’estimer imperturbablement que «la loi sur l’assurance-maladie (LAMal) a fait ses preuves» et que la mesure s’inscrit dans «une stratégie».

À part un réel gâchis, peut-on encore espérer quelque chose de positif de cet électrochoc? Peut-on imaginer que la violente prise de conscience des jeunes médecins les amènera à s’investir fortement dans la politique professionnelle et à revendiquer, en même temps que les organisations de patients émergentes, la participation à la conduite du domaine de la santé? Ils combleraient ainsi un vide et rendraient possible une vision d’avenir qui fait singulièrement défaut en la matière.

Quel décideur ou gestionnaire a cherché jusqu’ici à lire ce qui se passait dans le fabuleux laboratoire de société que constituent les consultations médicales? On y trouverait sans doute bien des pistes utiles pour mieux gouverner la santé et peut-être le reste. Notre société craindrait-elle d’apercevoir l’image reflétée par ce miroir?

Si donc il émerge quoi que ce soit de constructif de ce chantier, ce sera tant mieux, mais avant cela il faudra sans doute encore affronter la colère des médecins assistants. Contre leur désillusion, il n’y a par contre plus rien à faire.

Pierre-André Repond, secrétaire général de la SVM

Source: Rubrique «L’invité» du 24 Heures du 10 juillet 2002. Republié initialement dans la Revue Médicale Suisse du 5 octobre 2022, p.1884, DOI: 10.53738/REVMED.2022.18.798.1884

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