A l’heure où le Parlement fédéral débat ouvertement et démocratiquement de la base légale du dispositif de lutte contre le covid-19, on doit constater que le Canton de Vaud a plutôt esquivé le débat. Fin juin 2020, le Grand Conseil vaudois a en effet accepté sans discussion, au propre comme au figuré, de faire perdurer le régime spécial d’organisation du système de soins pendant la phase de lutte contre le coronavirus. Pour la SVM, un vrai bilan partagé a néanmoins manqué avant de prolonger tel quel ce dispositif d’urgence, sans date limite. A quand le retour d’un vrai dialogue proactif pour des décisions les plus transparentes et éclairées possibles ?
Alors que la Confédération a mis sur pied une Task Force scientifique COVID-19 pour pouvoir appuyer ses décisions politiques sur celles d’experts externes, et n’a pas non plus manqué de systématiquement consulter les Cantons avant d’imposer toute mesure pouvant les impacter, l’Etat de Vaud ne s’est dès le départ pas spécialement distingué par sa capacité à coconstruire avec les prestataires de soins vaudois, en tout cas pas avec tous, sa réponse à la crise sanitaire.
De fait, dès le 1er avril 2020, sans concertation préalable avec les principaux concernés, l’arrêté du Conseil d’Etat vaudois sur l’organisation du système de soins pendant la phase de lutte contre le coronavirus a impliqué des mesures extrêmement fortes:
- une mise générale sous tutelle de tous les professionnels de la santé et de tous les établissements et institutions sanitaires, qu’ils soient publics ou privés ;
- un « devoir de collaboration et d’information » mettant de facto fin au secret médical, avec l’obligation de fournir à l’Etat l’ensemble des informations et données ;
- la possibilité de réquisitionner tout type de matériel ou produit médical, d’infrastructure sanitaire ou de personnel de santé;
- une importante délégation de responsabilité pour l’organisation du système de santé à 4 « mandataires régionaux de réponse à l’urgence ».
Une situation globalement maîtrisée, mais aussi des points à améliorer
Personne ne doute que les autorités sanitaires cantonales vaudoises ont eu à cœur de bien gérer la crise du coronavirus en faveur de la population vaudoise en prenant les commandes de la sorte. On peut même tirer avec elles un bilan globalement satisfaisant de la maîtrise de la « première vague » et constater que l’organisation sanitaire d’urgence mise en place a probablement aussi contribué à faire face à cette situation critique. Mais ce n’était de loin pas le seul facteur. En particulier, il faut citer la réorganisation exemplaire des hôpitaux qui ont bénéficié de l’autonomie nécessaire pour faire face à la vague des cas.
En tout cas, du point de vue de nombreux médecins, la concentration du pouvoir aux mains du Canton n’a pas produit que du positif.
En premier lieu, le mode de gouvernance choisi pour gérer la crise sanitaire, qui a consisté à déléguer à 4 mandataires régionaux la responsabilité de l’organisation du système de santé, alors qu’ils n’en avaient forcément ni l’expérience, ni les capacités complètes, ne laissera pas que des bons souvenirs. Pour prendre un seul exemple, la gestion chaotique des stocks de matériel de protection et ses modalités de distribution marquera durablement les esprits.
Au printemps 2020, à Lausanne comme dans le reste du canton, les médecins doivent délaisser leurs cabinets et faire la queue pendant des heures pour obtenir masques, gel et (parfois) surblouses.
La relégation des associations professionnelles au rang de spectateurs de l’action de l’Etat a aussi été mal comprise. Dans le respect de la responsabilité décisionnelle des autorités, la SVM (3700 membres), avec ses 40 groupements régionaux et d’activités au fonctionnement agile et bien rôdé, aurait par exemple pu offrir un soutien bienvenu au dispositif cantonal, notamment pour lui permettre de gagner en efficacité et en crédibilité sur le terrain. Or même le principe d’une simple concertation intensifiée, pourtant proposé dès février, ne fut pas jugé digne d’intérêt.
Tout n’étant jamais tout noir ou tout blanc et malgré cette mise à l’écart initiale, le lien n’a heureusement pas été complètement rompu avec les autorités. Grâce surtout aux années d’expérience de travail en commun, notamment dans le cadre de la convention de partenariat DSAS-SVM, nous avons progressivement pu restaurer le dialogue et des conditions de travail plus sereines. Cela a par exemple permis une meilleure gestion de la reprise progressive des activités médicales au cours du déconfinement. La SVM s’est d’ailleurs engagée sans compter pour relayer les informations du Médecin cantonal auprès de ses membres, soutenir une prévention primaire proactive auprès des personnes à risque (initiative de MF Vaud), ou encore faire sa part dans l’information à la population. Et sur le terrain, les médecins ont bien sûr, comme à l’accoutumée, répondu présents.
Au plus fort de la crise, la SVM fut néanmoins informée par ses membres que certaines interventions médiatiques des médecins des hôpitaux publics devaient soudain être soumises à l’autorisation du chef de l’État-major cantonal de crise. Il nous fut aussi rapporté qu’un mandataire régional, auquel l’arrêté du 1er avril avait confié « la responsabilité de rendre opérationnel le dispositif de renforts communautaires en lien avec la crise sanitaire » tentait de réquisitionner des médecins auprès d’une institution privée, alors que d’autres de la région s’étaient déjà portés volontaires. Par ailleurs, des médecins d’EMS nous faisaient part d’un interventionnisme parfois peu nuancé des services étatiques au sein d’établissements qui restent, malgré tout, le lieu de vie de leurs résidents.
Rien de dramatique peut-être, mais des indices convergents que lorsque les pleins pouvoirs sont accordés, le risque de dérive n’est jamais très loin. Et aussi le constat que toutes les ressources permettant de répondre au mieux à la crise n’ont pas forcément été mobilisées à leur plein potentiel.
Dans le registre financier, enfin, il a fallu constater un déficit total d’information et de discussion sur les éventuelles possibilités d’indemnisation des acteurs de la santé ambulatoire, encore plus empêchés de travailler sur ordre des autorités, et pendant plus d’un mois, que ceux du secteur stationnaire. Pourtant, ce dernier, directement financé par le Canton, aurait déjà obtenu des garanties de compensation pour 158 millions. Pourquoi ?
Pas de bilan partagé et pas de débat. Mais un dispositif d’urgence prolongé « tel quel » : jusqu’à quand ?
La baisse marquée des contaminations à la fin du printemps, l’assouplissement lié des mesures de protection et enfin la décision du Conseil fédéral de décréter le 20 juin la fin de l’état de « situation extraordinaire » auraient pu faire penser que les modalités d’organisation et de financement du système de soins vaudois pour la suite de la lutte contre le coronavirus allaient être rediscutées avec les partenaires concernés. Et surtout qu’un bilan partagé de ces 3 mois de crise serait rapidement conduit avec eux pour optimiser le dispositif en cas de 2e vague, avant que l’Etat n’opère logiquement un pas de retrait, au moins temporairement. Tel ne fut pas le cas.
Même si le temps pressait avant les vacances, c’est au contraire à un mutisme étatique quasi complet auquel nous furent confrontés sur ce sujet, malgré le fait que les mesures prises selon le « Droit d’Urgence » nécessitaient de disposer d’une vraie base légale pour être prolongées au-delà du 31 juillet. On relèvera tout au plus une allusion mi-mai à un projet de décret imminent à l’occasion de la publication d’un rapport intermédiaire du Conseil d’Etat au Grand Conseil, mais qui ne disait pas grand-chose sur l’organisation du système de soins, un rapport complet étant toutefois promis pour l’automne.
C’est donc avec une certaine surprise que la SVM apprenait (pas de consultation préalable des milieux concernés, pas de communication anticipée aux médias, mise en ligne à la dernière minute des documents officiels), sans avoir le temps de consulter sa base, ni de formuler des propositions constructives, que le Grand Conseil s’apprêtait à prolonger telle quelle « l’organisation du système de soins vaudois pendant la phase de lutte contre le coronavirus », au surplus cette fois sans date butoir. On ignore donc aujourd’hui jusqu’à quand ce régime de crise durera, et quelles seront les conditions d’un retour à la normale.
A vrai dire, les députés eux-mêmes ne furent pas placés dans des conditions optimales pour accomplir leurs travaux avec un maximum d’esprit critique ou de marge de manœuvre. Comme l’expliqua sa présidente avouant à la tribune « n’avoir jamais vu ça de sa vie de députée », les membres de la commission nommée ont ainsi été sommés de traiter au pas de charge (4 séances de commission en 2 semaines) un paquet législatif complexe de 60 pages formé de 11 objets « COVID » pour le moins variés (organisation du système de soins, manifestations culturelles, enseignement, compétences communales, permis de construire, régimes sociaux, hébergement et accompagnement médico-social, finances, start-up, accueil de jour). On leur demanda en plus de garder l’embargo complet sur la tenue des travaux de la commission jusqu’au jour de la délibération en plénum. Mais quels étaient donc les intérêts supérieurs justifiant ce traitement en catimini ?
Bref, on a déjà vu mieux en matière de transparence étatique et de dialogue cantonal proactif et ouvert avec les partenaires de la santé. Et même, cela faisait longtemps qu’on n’avait peut-être pas vu pire… La comparaison avec le débat ouvert et riche des Chambres fédérales sur le projet de « Loi COVID-19 » est à cet égard parlante…
Le 23 juin, presque sans surprise donc, les députés vaudois ont ainsi accepté à l’unanimité le projet de décret prolongeant à l’identique l’organisation « de crise » du système de soins vaudois, en moins de 4 minutes. Et le 30 juin, en deuxième lecture, c’est sans aucune prise de parole que la totalité des députés présents, sans avis contraire et même sans abstention, validaient le projet du Conseil d’Etat. Dont acte.
Et maintenant ? La voie incontournable de la transparence et du dialogue pour le bien commun
Faire évoluer l’organisation des soins « façon COVID » ou sa gouvernance n’étant plus dans l’immédiat un sujet de discussion, c’est donc par un autre biais qu’il faudra pour la SVM aborder la résurgence actuelle du coronavirus et mettre tout en œuvre pour contribuer, à son niveau, à en limiter les conséquences sur les plans sanitaire et sociétal. En particulier, nous serons évidemment très attentifs ces prochains mois aux conditions dans lesquelles le corps médical devra travailler, de manière à préserver sa capacité à prendre en charge la population, tant pour ceux qui seront infectés par le coronavirus que pour tous les autres, bien plus nombreux encore.
Heureusement, la convention de partenariat DSAS-SVM offre à cet égard depuis 10 ans un cadre de discussion usuellement serein et régulier tout à fait utile, dans lequel nous continuerons pleinement et prioritairement de nous engager pour faire entendre la voix de la corporation médicale (ainsi que souvent des patients) auprès des autorités cantonales.
Ne reste plus à espérer que ces dernières (et leurs services) soient autant que la SVM remplies de la conviction que la voie du partenariat est incontournable pour affronter des problèmes sanitaires d’une telle ampleur et trouver ensemble les solutions les plus éclairées. Y compris pour organiser un accès pleinement efficace de nos concitoyens au système de santé, dont les médecins resteront toujours un rouage essentiel.
De fait, cela sera surtout à nos autorités de désormais montrer, par l’écoute et la transparence, qu’elles n’ont pas l’intention de céder à la tentation d’un quelconque abus de pouvoir, quand bien même un tapis rouge légal leur est déroulé. L’équité de traitement entre acteurs privés et publics de la santé devra évidemment aussi importer dans un tel contexte.
Dr Philippe Eggimann, président de la SVM